Enfin un vieux portier tira le cordon, et quand l’avocat passa devant la loge : — Monsieur Granville, il y a une lettre pour vous, cria-t-il d’une voix enrouée.

Le jeune homme prit la lettre, et tâcha, malgré le froid, d’en lire l’écriture à la lueur d’un pâle réverbère dont la mèche était sur le point d’expirer.

— C’est de mon père ! s’écria-t-il en prenant son bougeoir que le portier finit par allumer. Et il monta rapidement dans son appartement pour y lire la lettre suivante :

« Prends le courrier, et si tu peux arriver promptement ici, ta fortune est faite. Mademoiselle Angélique Bontems a perdu sa sœur, la voilà fille unique, et nous savons qu’elle ne te hait pas. Maintenant, madame Bontems peut lui laisser à peu près quarante mille francs de rentes, outre ce qu’elle lui donnera en dot. J’ai préparé les voies. Nos amis s’étonneront de voir d’anciens nobles s’allier à la famille Bontems. Le père Bontems a été un bonnet rouge foncé qui possédait force biens nationaux achetés à vil prix. Mais d’abord il n’a eu que des prés de moines qui ne reviendront jamais ; puis, si tu as déjà dérogé en te faisant avocat, je ne vois pas pourquoi nous reculerions devant une autre concession aux idées actuelles. La petite aura trois cent mille francs, je t’en donne cent, le bien de ta mère doit valoir cinquante mille écus ou à peu près, je te vois donc en position, mon cher fils, si tu veux te jeter dans la magistrature, de devenir sénateur tout comme un autre. Mon beau-frère le Conseiller d’État ne te donnera pas un coup de main pour cela, par exemple ; mais, comme il n’est pas marié, sa succession te reviendra un jour : si tu n’étais pas sénateur de ton chef, tu aurais donc sa survivance. De là tu seras juché assez haut pour voir venir les événements. Adieu, je t’embrasse.

» F. comte de Granville. »

Le jeune de Granville se coucha donc en faisant mille projets plus beaux les uns que les autres. Puissamment protégé par l’Archi-Chancelier, par le Grand-Juge et par son oncle maternel, l’un des rédacteurs du Code, il allait débuter dans un poste envié, devant la première Cour de l’Empire, et se voyait membre de ce parquet où Napoléon choisissait les hauts fonctionnaires de son Empire. Il se présentait de plus une fortune assez brillante pour l’aider à soutenir son rang, auquel n’aurait pas suffi le chétif revenu de cinq mille francs que lui donnait une terre recueillie par lui dans la succession de sa mère.

Pour compléter ses rêves d’ambition par le bonheur, il évoqua la figure naïve de mademoiselle Angélique Bontems, la compagne des jeux de son enfance. Tant qu’il n’eut pas l’âge de raison, son père et sa mère ne s’opposèrent point à son intimité avec la jolie fille de leur voisin de campagne ; mais quand, pendant les courtes apparitions que les vacances lui laissaient faire à Bayeux, ses parents, entichés de noblesse, s’aperçurent de son amitié pour la jeune fille, ils lui défendirent de penser à elle. Depuis dix ans, Granville n’avait donc pu voir que par moments celle qu’il nommait sa petite femme. Dans ces moments, dérobés à l’active surveillance de leurs familles, à peine échangèrent-ils de vagues paroles en passant l’un devant l’autre dans l’église ou dans la rue. Leurs plus beaux jours furent ceux où, réunis par l’une de ces fêtes champêtres nommées en Normandie des assemblées, ils s’examinèrent furtivement et en perspective. Pendant ses dernières vacances, Granville vit deux fois Angélique, et le regard baissé, l’attitude triste de sa petite femme lui firent juger qu’elle était courbée sous quelque despotisme inconnu.

Arrivé dès sept heures du matin au bureau des Messageries de la rue Notre-Dame-des-Victoires, le jeune avocat trouva heureusement une place dans la voiture qui partait à cette heure pour la ville de Caen. L’avocat stagiaire ne revit pas sans une émotion profonde les clochers de la cathédrale de Bayeux. Aucune espérance de sa vie n’ayant encore été trompée, son cœur s’ouvrait aux beaux sentiments qui agitent de jeunes âmes. Après le trop long banquet d’allégresse pour lequel il était attendu par son père et par quelques amis, l’impatient jeune homme fut conduit vers une certaine maison située rue Teinture, et bien connue de lui. Le cœur lui battit avec force quand son père, que l’on continuait d’appeler à Bayeux le comte de Granville, frappa rudement à une porte cochère dont la peinture verte tombait par écailles. Il était environ quatre heures du soir. Une jeune servante, coiffée d’un bonnet de coton, salua les deux messieurs par une courte révérence, et répondit que ces dames allaient bientôt revenir de vêpres.

Le comte et son fils entrèrent dans une salle basse servant de salon, et semblable au parloir d’un couvent. Des lambris en noyer poli assombrissaient cette pièce, autour de laquelle quelques chaises en tapisserie et d’antiques fauteuils étaient symétriquement rangés. La cheminée en pierre n’avait pour tout ornement qu’une glace verdâtre, de chaque côté de laquelle sortaient les branches contournées de ces anciens candélabres fabriqués à l’époque de la paix d’Utrecht. Sur la boiserie en face de cette cheminée, le jeune Granville aperçut un énorme crucifix d’ébène et d’ivoire entouré de buis bénit. Quoiqu’éclairée par trois croisées qui tiraient leur jour d’un jardin de province dont les carrés symétriques étaient dessinés par de longues raies de buis, la pièce en recevait si peu de jour, qu’à peine voyait-on sur la muraille parallèle à ces croisées trois tableaux d’église dus à quelque savant pinceau, et achetés sans doute pendant la révolution par le vieux Bontems, qui, en sa qualité de chef du district, n’oublia jamais ses intérêts.