Depuis le plancher, soigneusement ciré, jusqu’aux rideaux de toile à carreaux verts, tout brillait d’une propreté monastique. Involontairement le cœur du jeune homme se serra dans cette silencieuse retraite où vivait Angélique. La continuelle habitation des brillants salons de Paris et le tourbillon des fêtes avaient facilement effacé les existences sombres et paisibles de la province dans le souvenir de Granville, aussi le contraste fut-il pour lui si subit, qu’il éprouva une sorte de frémissement intérieur. Sortir d’une assemblée chez Cambacérès où la vie se montrait si ample, où les esprits avaient de l’étendue, où la gloire impériale se reflétait vivement, et tomber tout à coup dans un cercle d’idées mesquines, n’était-ce pas être transporté de l’Italie au Groënland ?
— Vivre ici, ce n’est pas vivre, dit-il en examinant ce salon de méthodiste.
Le vieux comte, qui s’aperçut de l’étonnement de son fils, alla le prendre par la main, l’entraîna devant une croisée d’où venait encore un peu de jour, et pendant que la servante allumait les vieilles bougies des flambeaux, il essaya de dissiper les nuages que cet aspect amassait sur son front.
— Écoute, mon enfant, lui dit-il, la veuve du père Bontems est furieusement dévote. Quand le diable devint vieux... tu sais ! Je vois que l’air du bureau te fait faire la grimace. Eh ! bien, voici la vérité. La vieille femme est assiégée par les prêtres, ils lui ont persuadé qu’il était toujours temps de gagner le ciel, et pour être plus sûre d’avoir saint Pierre et ses clefs, elle les achète. Elle va à la messe tous les jours, entend tous les offices, communie tous les dimanches que Dieu fait, et s’amuse à restaurer les chapelles. Elle a donné à la cathédrale tant d’ornements, d’aubes, de chapes ; elle a chamarré le dais de tant de plumes, qu’à la procession de la dernière Fête-Dieu il y avait une foule comme à une pendaison pour voir les prêtres magnifiquement habillés et leurs ustensiles dorés à neuf. Aussi, cette maison est-elle une vraie terre-sainte. C’est moi qui ai empêché la vieille folle de donner ces trois tableaux à l’église, un Dominiquin, un Corrége et un André del Sarto qui valent beaucoup d’argent.
— Mais Angélique, demanda vivement le jeune homme.
— Si tu ne l’épouses pas, Angélique est perdue, dit le comte. Nos bons apôtres lui ont conseillé de vivre vierge et martyre. J’ai eu toutes les peines du monde à réveiller son petit cœur en lui parlant de toi, quand je l’ai vue fille unique ; mais tu comprends aisément qu’une fois mariée, tu l’emmèneras à Paris. Là, les fêtes, le mariage, la comédie et l’entraînement de la vie parisienne lui feront facilement oublier les confessionnaux, les jeûnes, les cilices et les messes dont se nourrissent exclusivement ces créatures.
— Mais les cinquante mille livres de rentes provenues des biens ecclésiastiques ne retourneront-elles pas...
— Nous y voilà, s’écria le comte d’un air fin. En considération du mariage, car la vanité de madame Bontems n’a pas été peu chatouillée par l’idée d’enter les Bontems sur l’arbre généalogique des Granville, la susdite mère donne sa fortune en toute propriété à la petite, en ne s’en réservant que l’usufruit. Aussi le sacerdoce s’oppose-t-il à ton mariage ; mais j’ai fait publier les bans, tout est prêt, et en huit jours tu seras hors des griffes de la mère ou de ses abbés. Tu posséderas la plus jolie fille de Bayeux, une petite commère qui ne te donnera pas de chagrin, parce que ça aura des principes. Elle a été mortifiée, comme ils disent dans leur jargon, par les jeûnes, par les prières, et, ajouta-t-il à voix basse, par sa mère.
Un coup frappé discrètement à la porte imposa silence au comte, qui crut voir entrer les deux dames. Un petit domestique à l’air affairé se montra, mais, intimidé par l’aspect des deux personnages, il fit un signe à la bonne qui vint près de lui. Vêtu d’un gilet de drap bleu à petites basques qui flottaient sur ses hanches, et d’un pantalon rayé bleu et blanc, ce garçon avait les cheveux coupés en rond : sa figure ressemblait à celle d’un enfant de chœur, tant elle peignait cette componction forcée que contractent tous les habitants d’une maison dévote.
— Mademoiselle Gatienne, savez-vous où sont les livres pour l’office de la Vierge ? Les dames de la congrégation du Sacré-Cœur font ce soir une procession dans l’église.
Gatienne alla chercher les livres.
— Y en a-t-il encore pour long-temps, mon petit milicien, demanda le comte.
— Oh ! pour une demi-heure au plus.
— Allons voir ça, il y a de jolies femmes, dit le père à son fils. D’ailleurs, une visite à la cathédrale ne peut pas nous nuire.
Le jeune avocat suivit son père d’un air irrésolu.
— Qu’as-tu donc ? lui demanda le comte.
— J’ai, mon père, j’ai... que j’ai raison.
— Tu n’as encore rien dit.
— Oui, mais j’ai pensé que vous avez conservé dix mille livres de rente de votre ancienne fortune, vous me les laisserez le plus tard possible, je le désire ; mais si vous me donnez cent mille francs pour faire un sot mariage, vous me permettrez de ne vous en demander que cinquante mille pour éviter un malheur et jouir, tout en restant garçon, d’une fortune égale à celle que pourrait m’apporter votre demoiselle Bontems.
— Es-tu fou ?
— Non, mon père. Voici le fait : le Grand-Juge m’a promis avant-hier une place au parquet de Paris. Cinquante mille francs, joints à ce que je possède et aux appointements de ma place, me feront un revenu de douze mille francs. J’aurai, certes alors, des chances de fortune mille fois préférables à celles d’une alliance aussi pauvre de bonheur qu’elle est riche en biens.
— On voit bien, répondit le père en souriant, que tu n’as pas vécu dans l’ancien régime. Est-ce que nous sommes jamais embarrassés d’une femme, nous autres !..
— Mais, mon père, aujourd’hui le mariage est devenu...
— Ah çà ! dit le comte en interrompant son fils, tout ce que mes vieux camarades d’émigration me chantent est donc bien vrai ? La révolution nous a donc légué des mœurs sans gaieté, elle a donc empesté les jeunes gens de principes équivoques ? Tout comme mon beau-frère le jacobin, tu vas me parler de nation, de morale publique, de désintéressement. O mon Dieu ! sans les sœurs de l’empereur, que deviendrions-nous ?
Ce vieillard encore vert, que les paysans de ses terres appelaient toujours le seigneur de Granville, acheva ces paroles en entrant sous les voûtes de la cathédrale. Nonobstant la sainteté des lieux, il fredonna, tout en prenant de l’eau bénite, un air de l’opéra de Rose et Colas, et guida son fils le long des galeries latérales de la nef, en s’arrêtant à chaque pilier pour examiner dans l’église les rangées de têtes qui s’y trouvaient alignées comme le sont des soldats à la parade. L’office particulier du Sacré-Cœur allait commencer.
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