Les dames affiliées à cette congrégation étant placées près du chœur, le comte et son fils se dirigèrent vers cette portion de la nef, et s’adossèrent à l’un des piliers les plus obscurs, d’où ils purent apercevoir la masse entière de ces têtes qui ressemblaient à une prairie émaillée de fleurs. Tout à coup, à deux pas du jeune Granville, une voix plus douce qu’il ne semblait possible à créature humaine de la posséder, détonna comme le premier rossignol qui chante après l’hiver. Quoiqu’accompagnée de mille voix de femmes et par les sons de l’orgue, cette voix remua ses nerfs comme s’ils eussent été attaqués par les notes trop riches et trop vives de l’harmonica. Le parisien se retourna, vit une jeune personne dont la figure était, par suite de l’inclination de sa tête, entièrement ensevelie sous un large chapeau d’étoffe blanche, et pensa que d’elle seule venait cette claire mélodie ; il crut reconnaître Angélique, malgré la pelisse de mérinos brun qui l’enveloppait, et poussa le bras de son père.

— Oui, c’est elles, dit le comte après avoir regardé dans la direction que lui indiquait son fils.

Le vieux seigneur montra par un geste le visage pâle d’une vieille femme dont les yeux fortement bordés d’un cercle noir avaient déjà vu les étrangers sans que son regard faux eût paru quitter le livre de prières qu’elle tenait.

Angélique leva la tête vers l’autel, comme pour aspirer les parfums pénétrants de l’encens dont les nuages arrivaient jusqu’aux deux femmes. A la lueur mystérieuse répandue dans ce sombre vaisseau par les cierges, la lampe de la nef et quelques bougies allumées aux piliers, le jeune homme aperçut alors une figure qui ébranla ses résolutions. Un chapeau de moire blanche encadrait exactement un visage d’une admirable régularité, par l’ovale que décrivait le ruban de satin noué sous un petit menton à fossette. Sur un front étroit, mais très-mignon, des cheveux couleur d’or pâle se séparaient en deux bandeaux et retombaient autour des joues comme l’ombre d’un feuillage sur une touffe de fleurs. Les deux arcs des sourcils étaient dessinés avec cette correction que l’on admire dans les belles figures chinoises. Le nez, presque aquilin, possédait une fermeté rare dans ses contours, et les deux lèvres ressemblaient à deux lignes roses tracées avec amour par un pinceau délicat. Les yeux, d’un bleu pâle, exprimaient la candeur. Si Granville remarqua dans ce visage une sorte de rigidité silencieuse, il put l’attribuer aux sentiments de dévotion qui animaient alors Angélique. Les saintes paroles de la prière passaient entre deux rangées de perles, d’où le froid permettait de voir sortir comme un nuage de parfums. Involontairement le jeune homme essaya de se pencher pour respirer cette haleine divine. Ce mouvement attira l’attention de la jeune fille, et son regard fixe élevé vers l’autel se tourna sur Granville, que l’obscurité ne lui laissa voir qu’indistinctement, mais en qui elle reconnut le compagnon de son enfance : un souvenir plus puissant que la prière vint donner un éclat surnaturel à sou visage, elle rougit. L’avocat tressaillit de joie en voyant les espérances de l’autre vie vaincues par les espérances de l’amour, et la gloire du sanctuaire éclipsée par des souvenirs terrestres ; mais son triomphe dura peu : Angélique abaissa son voile, prit une contenance calme, et se remit à chanter sans que le timbre de sa voix accusât la plus légère émotion. Granville se trouva sous la tyrannie d’un seul désir et toutes ses idées de prudence s’évanouirent. Quand l’office fut terminé, son impatience était déjà devenue si grande, que, sans laisser les deux dames retourner seules chez elles, il vint aussitôt saluer sa petite femme. Une reconnaissance timide de part et d’autre se fit sous le porche de la cathédrale, en présence des fidèles. Madame Bontems trembla d’orgueil en prenant le bras du comte de Granville, qui, forcé de le lui offrir devant tant de monde, sut fort mauvais gré à son fils d’une impatience si peu décente.

Pendant environ quinze jours qui s’écoulèrent entre la présentation officielle du jeune vicomte de Granville comme prétendu de mademoiselle Bontems, et le jour solennel de son mariage, il vint assidûment trouver son amie dans le sombre parloir, auquel il s’accoutuma. Ses longues visites eurent pour but d’épier le caractère d’Angélique, car sa prudence s’était heureusement réveillée le lendemain de son entrevue. Il surprit presque toujours sa future assise devant une petite table en bois de Sainte-Lucie, et occupée à marquer elle-même le linge qui devait composer son trousseau. Angélique ne parla jamais la première de religion. Si le jeune avocat se plaisait à jouer avec le riche chapelet contenu dans un petit sac en velours vert, s’il contemplait en riant la relique qui accompagne toujours cet instrument de dévotion, Angélique lui prenait doucement le chapelet des mains en lui jetant un regard suppliant, et, sans mot dire, le remettait dans le sac qu’elle serrait aussitôt. Si parfois Granville se hasardait malicieusement à déclamer contre certaines pratiques de la religion, la jolie normande l’écoutait en lui opposant le sourire de la conviction.

— Il ne faut rien croire, ou croire tout ce que l’Église enseigne, répondait-elle. Voudriez-vous pour la mère de vos enfants, d’une fille sans religion ? non. Quel homme oserait être juge entre les incrédules et Dieu ? Eh ! bien, comment puis-je blâmer ce que l’Église admet ?

Angélique semblait animée par une si onctueuse charité, le jeune avocat lui voyait tourner sur lui des regards si pénétrés, qu’il fut parfois tenté d’embrasser la religion de sa prétendue ; la conviction profonde où elle était de marcher dans le vrai sentier réveilla dans le cœur du futur magistrat des doutes qu’elle essayait d’exploiter. Granville commit alors l’énorme faute de prendre les prestiges du désir pour ceux de l’amour. Angélique fut si heureuse de concilier la voix de son cœur et celle du devoir en s’abandonnant à une inclination conçue dès son enfance, que l’avocat trompé ne put savoir laquelle de ces deux voix était la plus forte. Les jeunes gens ne sont-ils pas tous disposés à se fier aux promesses d’un joli visage, à conclure de la beauté de l’âme par celle des traits ? un sentiment indéfinissable les porte à croire que la perfection morale concorde toujours à la perfection physique. Si la religion n’eût pas permis à Angélique de se livrer à ses sentiments, ils se seraient bientôt séchés dans son cœur comme une plante arrosée d’un acide mortel.