Et, s’apercevant de ses succès, il lui chatouilla le crâne avec la pointe de son poignard, en épiant l’heure de la tuer ; mais la dureté des os le fit trembler de ne pas réussir.
La sultane du désert agréa les talents de son esclave en levant la tête, en tendant le cou, en accusant son ivresse par la tranquillité de son attitude. Le Français songea soudain que, pour assassiner d’un seul coup cette farouche princesse, il fallait la poignarder dans la gorge, et il levait la lame, quand la panthère, rassasiée sans doute, se coucha gracieusement à ses pieds en jetant de temps en temps des regards où, malgré une rigueur native, se peignait confusément de la bienveillance. Le pauvre Provençal mangea ses dattes, en s’appuyant sur un des palmiers ; mais il lançait tour à tour un œil investigateur sur le désert pour y chercher des libérateurs, et sur sa terrible compagne pour en épier la clémence incertaine. La panthère regardait l’endroit où les noyaux de datte tombaient, chaque fois qu’il en jetait un, et ses yeux exprimaient alors une incroyable méfiance. Elle examinait le Français avec une prudence commerciale ; mais cet examen lui fut favorable, car lorsqu’il eut achevé son maigre repas, elle lui lécha ses souliers, et, d’une langue rude et forte, elle en enleva miraculeusement la poussière incrustée dans les plis.
― Mais quand elle aura faim ?... pensa le Provençal. Malgré le frisson que lui causa son idée, le soldat se mit à mesurer curieusement les proportions de la panthère, certainement un des plus beaux individus de l’espèce, car elle avait trois pieds de hauteur et quatre pieds de longueur, sans y comprendre la queue. Cette arme puissante, ronde comme un gourdin, était haute de près de trois pieds. La tête, aussi grosse que celle d’une lionne, se distinguait par une rare expression de finesse ; la froide cruauté des tigres y dominait bien, mais il y avait aussi une vague ressemblance avec la physionomie d’une femme artificieuse. Enfin la figure de cette reine solitaire révélait en ce moment une sorte de gaieté semblable à celle de Néron ivre : elle s’était désaltérée dans le sang et voulait jouer. Le soldat essaya d’aller et de venir, la panthère le laissa libre, se contentant de le suivre des yeux, ressemblant ainsi moins à un chien fidèle qu’à un gros angora inquiet de tout, même des mouvements de son maître. Quand il se retourna, il aperçut du côté de la fontaine les restes de son cheval, la panthère en avait traîné jusque-là le cadavre. Les deux tiers environ étaient dévorés. Ce spectacle rassura le Français. Il lui fut facile alors d’expliquer l’absence de la panthère, et le respect qu’elle avait eu pour lui pendant son sommeil. Ce premier bonheur l’enhardissant à tenter l’avenir, il conçut le fol espoir de faire bon ménage avec la panthère pendant toute la journée, en ne négligeant aucun moyen de l’apprivoiser et de se concilier ses bonnes grâces. Il revint près d’elle et eut l’ineffable bonheur de lui voir remuer la queue par un mouvement presque insensible. Il s’assit alors sans crainte auprès d’elle, et ils se mirent à jouer tous les deux, il lui prit les pattes, le museau, lui tournilla les oreilles, la renversa sur le dos, et gratta fortement ses flancs chauds et soyeux. Elle se laissa faire, et quand le soldat essaya de lui lisser le poil des pattes, elle rentra soigneusement ses ongles recourbés comme des damas. Le Français, qui gardait une main sur son poignard, pensait encore à le plonger dans le ventre de la trop confiante panthère ; mais il craignit d’être immédiatement étranglé dans la dernière convulsion qui l’agiterait. Et d’ailleurs, il entendit dans son cœur une sorte de remords qui lui criait de respecter une créature inoffensive. Il lui semblait avoir trouvé une amie dans ce désert sans bornes. Il songea involontairement à sa première maîtresse, qu’il avait surnommée Mignonne par antiphrase, parce qu’elle était d’une si atroce jalousie, que pendant tout le temps que dura leur passion, il eut à craindre le couteau dont elle l’avait toujours menacé. Ce souvenir de son jeune âge lui suggéra d’essayer de faire répondre à ce nom la jeune panthère de laquelle il admirait, maintenant avec moins d’effroi, l’agilité, la grâce et la mollesse.
Vers la fin de la journée, il s’était familiarisé avec sa situation périlleuse, et il en aimait presque les angoisses. Enfin sa compagne avait fini par prendre l’habitude de le regarder quand il criait en voix de fausset : « Mignonne ». Au coucher du soleil, Mignonne fit entendre à plusieurs reprises un cri profond et mélancolique.
― Elle est bien élevée !... pensa le gai soldat ; elle dit ses prières !... Mais cette plaisanterie mentale ne lui vint en l’esprit que quand il eut remarqué l’attitude pacifique dans laquelle restait sa camarade.
― Va, ma petite blonde, je te laisserai coucher la première, lui dit-il en comptant bien sur l’activité de ses jambes pour s’évader au plus vite quand elle serait endormie, afin d’aller chercher un autre gîte pendant la nuit. Le soldat attendit avec impatience l’heure de sa fuite, et quand elle fut arrivée, il marcha vigoureusement dans la direction du Nil ; mais à peine eut-il fait un quart de lieue dans les sables qu’il entendit la panthère bondissant derrière lui, et jetant par intervalles ce cri de scie, plus effrayant encore que le bruit lourd de ces bonds.
― Allons ! se dit-il, elle m’a pris en amitié !... Cette jeune panthère n’a peut-être encore rencontré personne, il est flatteur d’avoir son premier amour ! En ce moment le Français tomba dans un de ces sables mouvants si redoutables pour les voyageurs, et d’où il est impossible de se sauver.
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