Quelque rapide que fût son élan, quelque glissant que fût un bloc de granit, elle s’y arrêtait tout court, au mot de « Mignonne... »
Un jour, par un soleil éclatant, un immense oiseau plana dans les airs. Le Provençal quitta sa panthère pour examiner ce nouvel hôte ; mais après un moment d’attente, la sultane délaissée gronda sourdement. ― Je crois, Dieu m’emporte, qu’elle est jalouse, s’écria-t-il en voyant ses yeux redevenus rigides. L’âme de Virginie aura passé dans ce corps-là, c’est sûr !... L’aigle disparut dans les airs pendant que le soldat admirait la croupe rebondie de la panthère. Mais il y avait tant de grâce et de jeunesse dans ses contours ! C’était joli comme une femme. La blonde fourrure de la robe se mariait par des teintes fines aux tons du blanc mat qui distinguait les cuisses. La lumière profusément jetée par le soleil faisait briller cet or vivant, ces taches brunes, de manière à leur donner d’indéfinissables attraits. Le Provençal et la panthère se regardèrent l’un et l’autre d’un air intelligent, la coquette tressaillit quand elle sentit les ongles de son ami lui gratter le crâne, ses yeux brillèrent comme deux éclairs, puis elle les ferma fortement.
― Elle a une âme... dit-il en étudiant la tranquillité de cette reine des sables, dorée comme eux, blanche comme eux, solitaire et brûlante comme eux...
― Eh ! bien, me dit-elle, j’ai lu votre plaidoyer en faveur des bêtes ; mais comment deux personnes si bien faites pour se comprendre ont-elles fini ?...
― Ah ! voilà !... Elles ont fini comme finissent toutes les grandes passions, par un mal-entendu ! On croit de part et d’autre à quelque trahison, l’on ne s’explique point par fierté, l’on se brouille par entêtement.
― Et quelquefois dans les plus beaux moments, dit-elle ; un regard, une exclamation suffisent. Eh ! bien, alors, achevez l’histoire ?
― C’est horriblement difficile, mais vous comprendrez ce que m’avait déjà confié le vieux grognard quand, en finissant sa bouteille de vin de Champagne, il s’est écrié : ― Je ne sais pas quel mal je lui ai fait, mais elle se retourna comme si elle eût été enragée ; et, de ses dents aiguës, elle m’entama la cuisse, faiblement sans doute. Moi, croyant qu’elle voulait me dévorer, je lui plongeai mon poignard dans le cou. Elle roula en jetant un cri qui me glaça le cœur, je la vis se débattant en me regardant sans colère. J’aurais voulu pour tout au monde, pour ma croix, que je n’avais pas encore, la rendre à la vie. C’était comme si j’eusse assassiné une personne véritable. Et les soldats qui avaient vu mon drapeau, et qui accoururent à mon secours, me trouvèrent tout en larmes... ― Eh ! bien, monsieur, reprit-il après un moment de silence, j’ai fait depuis la guerre en Allemagne, en Espagne, en Russie, en France ; j’ai bien promené mon cadavre, je n’ai rien vu de semblable au désert... Ah ! c’est que cela est bien beau. ― Qu’y sentiez-vous ?... lui ai-je demandé. ― Oh ! cela ne se dit pas, jeune homme. D’ailleurs je ne regrette pas toujours mon bouquet de palmiers et ma panthère... il faut que je sois triste pour cela. Dans le désert, voyez-vous, il y a tout, et il n’y a rien... ― Mais encore expliquez-moi ? ― Eh ! bien, reprit-il en laissant échapper un geste d’impatience, c’est Dieu sans les hommes.
Paris, 1832.
COLOPHON
Ce volume est le soixante-huitième de l’édition ÉFÉLÉ de la Comédie Humaine. Le texte de référence est l’édition Furne, volume 13 (1845), disponible à http://books.google.com/books?id=dF0OAAAAQAAJ. Les erreurs orthographiques et typographiques de cette édition sont indiquées entre crochets : « accomplissant [accomplisant] » Toutefois, les orthographes normales pour l’époque ou pour Balzac (« collége », « long-temps ») ne sont pas corrigées, et les capitales sont systématiquement accentuées.
Ce tirage au format EPUB est composé en Minion Pro et a été fait le 28 novembre 2010. D’autres tirages sont disponibles à http://efele.net/ebooks.
Cette numérisation a été obtenue en réconciliant :
― l’édition critique en ligne du Groupe International de Recherches Balzaciennes, Groupe ARTFL (Université de Chicago), Maison de Balzac (Paris) : http://www.paris.fr/musees/balzac/furne/presentation.htm
― l’ancienne édition du groupe Ebooks Libres et Gratuits : http://www.ebooksgratuits.org
― l’édition Furne scannée par Google Books : http://books.google.com
Merci à ces groupes de fournir gracieusement leur travail.
Si vous trouvez des erreurs, merci de les signaler à [email protected]. Merci à Fred, Coolmicro, Patricec et Nicolas Taffin pour les erreurs qu’ils ont signalées.
.
1 comment