John n’avait rêvé d’une heure comme celle qu’elle passa en compagnie de cette surprenante nouvelle élève jusqu’à ce que la cloche du déjeuner vienne lui rappeler qu’il fallait descendre. Sarah s’était assise sur la carpette et racontait des choses étranges. Elle était recroquevillée sur elle-même et ses yeux verts brillaient, ses joues flamboyaient. Elle raconta des histoires concernant le voyage et les Indes mais ce qui fascina le plus Ermengarde ce furent ses inventions à propos des poupées qui marchaient et parlaient et qui pouvaient faire tout ce qu’elles voulaient quand les humains n’étaient pas à proximité mais qui devaient garder ces pouvoirs secrets de telle sorte qu’elles retournaient à leur place « comme l’éclair » dès que paraissait un être humain.
— Nous serions incapables de bouger aussi vite, dit Sarah sérieusement. C'est une espèce de magie.
À un moment, alors que Sarah racontait comment elle avait longuement cherché Émilie, Ermengarde vit l’expression de son visage s’altérer brusquement. Il sembla qu’un nuage passait, obscurcissant l’éclat de son regard. Elle inspira si violemment que cela fit un curieux petit bruit ; puis elle ferma la bouche en serrant les lèvres, comme si elle était bien décidée soit à faire, soit à ne pas faire quelque chose. Ermengarde songea que, si Sarah avait été comme les autres filles, elle aurait brutalement éclaté en sanglots. Mais elle ne pleura pas.
— Tu as mal quelque part ? hasarda Ermengarde.
— Oui, répondit Sarah après un silence. Mais ce n’est pas dans mon corps.
Puis elle ajouta quelque chose d’une voix basse qu’elle s’efforça d’empêcher de trembler et ce quelque chose c’était :
— Est-ce que tu aimes ton père plus que tout au monde ?
Ermengarde ouvrit la bouche. Elle savait qu’elle ne se comporterait pas comme une enfant respectable et digne d’une pension sélecte si elle affirmait qu’il ne lui était jamais venu à l’idée qu’on pouvait aimer son père et qu’elle ferait n’importe quoi, désespérément, pour éviter qu’on la laisse dix minutes seule avec lui. En fait, elle se trouva terriblement embarrassée.
— Je le vois vraiment très rarement, hasarda-t-elle. Il est toujours dans sa bibliothèque, occupé à lire.
— Moi, j’aime le mien dix fois plus que le monde tout entier, dit Sarah. C'est pour cela que j’ai mal. Il est parti.
Elle posa la tête sur ses genoux et resta silencieuse pendant quelques minutes.
« Elle va se mettre à pleurer », songea Ermengarde avec inquiétude.
Mais non. Elle demeura sans bouger, avec ses boucles brunes qui lui retombaient sur les oreilles. Puis, sans lever la tête, elle ajouta :
— Je lui ai promis de supporter et je le ferai. Il faut supporter les choses. Pense à ce que supportent les soldats ! Papa est un soldat. S'il y avait la guerre, il faudrait qu’il supporte les marches forcées, la soif et, qui sait, les blessures. Lui supporterait tout sans dire un mot.
Ermengarde ne pouvait rien faire d’autre que la regarder mais elle sentit qu’elle commençait à l’adorer. Elle était si merveilleuse et si différente de toutes les autres.
Sarah leva la tête et ramena ses boucles en arrière avec un petit sourire.
— Si je continue à parler avec toi, dit-elle, et à te raconter quantité de choses à propos de mes inventions, je supporterai mieux. On n’oublie pas mais on supporte plus facilement.
Ermengarde ne comprit pas pourquoi elle avait comme une boule dans sa gorge et des larmes qui lui venaient aux yeux.
— Lavinia et Jessie sont « meilleures amies », dit-elle d’une voix un peu rauque. J’aimerais que nous soyons « meilleures amies » ! Tu voudrais bien de moi ? Tu es brillante et je suis l’élève la plus stupide de la pension mais je t’aime tellement !
— Je suis contente, dit Sarah. Cela vous rend heureux quand on vous aime. C'est d’accord, nous serons amies. Et puis tu sais quoi...
Un grand sourire illumina son visage.
— Je vais t’aider pour ton français !
4
Lottie
Si Sarah avait été différente de ce qu’elle était, la vie qu’elle allait mener à la pension sélecte de Miss Minchin au cours des prochaines années ne lui aurait pas du tout été bénéfique. Car on la traitait en invitée d’honneur de l’établissement plutôt qu’en simple petite fille. Si elle avait été vaniteuse ou autoritaire, elle aurait pu devenir désagréable voire insupportable à force d’être flattée et courtisée. Si elle avait été paresseuse, elle n’aurait rien appris.
En secret, Miss Minchin la détestait mais elle était trop soucieuse de ses intérêts pour faire ou dire quoi que ce soit qui aurait pu inciter une élève aussi précieuse à quitter l’établissement.
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