Elle savait que, si Sarah écrivait à son papa qu’elle était malheureuse ou maltraitée, le capitaine la retirerait aussitôt. Dans l’opinion de Miss Minchin, une enfant qu’on encensait en permanence et à qui on laissait faire ses quatre volontés ne pouvait qu’aimer l’endroit où on la traitait de la sorte. Si bien qu’on félicitait Sarah pour la vitesse avec laquelle elle apprenait ses leçons, pour ses bonnes manières, pour sa gentillesse envers les autres pensionnaires, pour sa générosité si elle prenait une pièce pour un mendiant dans sa bourse qui en était pleine. La moindre chose qu’elle faisait était considérée comme le signe d’une haute qualité personnelle et, si elle n’avait pas eu d’excellentes dispositions et la tête solide, elle serait vite devenue une petite personne très satisfaite de soi. Mais sa petite tête bien faite lui soufflait quantité de pensées vraies et sensées à propos d’elle-même et de sa situation, pensées qu’elle répétait à Ermengarde à l’occasion.

— Les choses arrivent aux gens par hasard, avait-elle coutume de dire. Un grand nombre de hasards heureux m’ont favorisée. Il se trouve que j’ai toujours aimé les leçons et les livres, et que je me souviens facilement de ce que je veux apprendre. Le hasard a fait que mon père est beau et intelligent et qu’il peut me donner tout ce dont j’ai envie. Peut-être que je n’ai pas du tout un bon caractère mais que si on a tout ce qu’on désire et si tout le monde est gentil, alors on ne peut pas s’empêcher d’avoir un heureux caractère ? Je ne sais pas comment faire pour savoir si, au fond, je suis une fille bonne ou épouvantable ? Peut-être suis-je une fille effroyable, ce que personne ne saura jamais parce que je n’aurai jamais l’occasion de le montrer ?

— Lavinia n’a pas besoin d’occasions particulières pour se comporter de façon odieuse, répliqua Ermengarde.

Sarah se frotta le bout du nez tout en réfléchissant à la question.

— Eh bien ! dit-elle, c’est peut-être parce que... parce qu’elle est en train de grandir !

Elle faisait allusion, par charité, aux propos de Miss Amélie disant que Lavinia grandissait si vite que cela gâtait sa santé et son caractère.

Lavinia, en fait, était méchante. Elle était énormément jalouse de Sarah. Jusqu’à l’arrivée de cette dernière, c’était elle, en fait, qui était la plus en vue à la pension. Elle s’était imposée comme meneuse parce qu’elle pouvait se montrer terriblement désagréable si les autres refusaient de la suivre. Elle était très autoritaire vis-à-vis des petites et affichait de grands airs avec les filles de son âge.

Elle était plutôt jolie et avait été l’élève la mieux habillée chaque fois que les fillettes sortaient en rang par deux jusqu’à ce qu’apparaissent les manteaux de velours et les manchons de zibeline de Sarah, combinés aux plumes d’autruche retombantes, et qu’ils soient placés au premier rang par Miss Minchin. Cela, dans un premier temps, avait causé beaucoup d’amertume à Lavinia. Puis, avec le temps, il était devenu évident que Sarah était, elle aussi, une meneuse, pas parce qu’elle savait se montrer odieuse mais parce qu’elle ne l’était jamais.

— Il y a une chose à propos de Sarah Crewe, avait dit Jessie – et sa franchise avait fait enrager sa « meilleure amie » –, c’est qu’elle ne se montre jamais prétentieuse alors qu’elle aurait toutes les raisons pour ça, tu ne trouves pas, Lavvie ? Je pense que je le serais un peu si j’avais autant de choses et qu’on fasse autant de foin autour. La façon dont Miss Minchin l’exhibe quand des parents viennent est répugnante !

— Notre chère Sarah doit venir au salon et entretenir Mme Musgrave à propos des Indes, dit Lavinia en singeant Miss Minchin de façon tout à fait pittoresque. Notre chère Sarah doit parler français à Lady Pitkin. Son accent est si parfait ! L'ennui c’est qu’elle n’a pas appris le français à la pension. Il n’y a rien de si extraordinaire à parler français après tout. Surtout qu’en fait, elle ne l’a même pas appris ! Elle s’y est mise parce qu’elle entendait son papa le parler. Et puis, à propos de son père, la belle affaire qu’il soit officier de l’armée des Indes !

— Eh bien ! dit Jessie, il a tué des tigres ! Il a tué celui qui était dans la peau qui se trouve dans la chambre de Sarah. C'est même pour cela qu’elle l’aime tant. Elle se couche dessus, lui caresse la tête et lui parle comme si c’était un chat.

— Il faut toujours qu’elle fasse des choses incongrues, dit Lavinia sèchement. Ma mère dit que la façon qu’elle a de faire semblant est idiote. Elle dit qu’en grandissant, elle deviendra excentrique !

Il était tout à fait vrai que Sarah n’était jamais prétentieuse. C'était au contraire une petite âme amicale qui partageait ses privilèges et ses biens à pleines mains. Les grandes dames de dix ou douze ans avaient l’habitude de mépriser les jeunes élèves et de les pousser hors de leur chemin ; Sarah, qui était pourtant la plus en vue de toutes les élèves, ne les faisait jamais pleurer. Elle se montrait même maternelle et quand des petites tombaient en s’écorchant les genoux, elle courait les relever et les caressait pour les réconforter ou trouvait au fond de ses poches un bonbon ou une gâterie qui les consolait. Jamais elle ne les bousculait ou ne profitait de leur âge pour les humilier ou se moquer de leurs petites personnes.

— Quand on a quatre ans on a quatre ans, avait-elle dit une fois à Lavinia qui avait giflé Lottie et l’avait traitée de môme, mais on a cinq ans l’année suivante et six l’année d’après.