Et au bout de seize ans, on en a vingt, avait-elle ajouté d’un ton convaincu.

— Ma chère ! dit Lavinia, comme nous calculons bien !

Mais il demeurait indéniable que seize et quatre font bien vingt et que vingt ans était un âge auquel les plus hardies avaient à peine l’audace de rêver.

Ainsi, les fillettes les plus jeunes l’adoraient. On savait que, plus d’une fois, elle avait convié ces dernières dans sa chambre pour le thé, elles qui, d’ordinaire, étaient méprisées. Elles avaient joué avec Émilie et employé le service à thé de cette dernière, celui dont les tasses contenaient une bonne quantité de thé léger très sucré et étaient décorées de fleurs bleues. Personne n’avait vu un service à thé de poupée aussi réaliste jusqu’alors. Depuis cette après-midi-là, Sarah était considérée comme une déesse et une reine par toute la section qui ânonnait son alphabet.

Lottie Legh l’adorait à un point tel que, si elle n’avait pas eu la fibre maternelle, Sarah l’aurait sûrement trouvée pénible. Lottie avait été envoyée à l’école par un papa jeune et plutôt léger qui n’avait pas pu imaginer autre chose à faire d’elle. Sa toute jeune mère était morte et comme Lottie avait été traitée comme une poupée, un singe de compagnie ou un chien de manchon dès les premiers moments de sa vie, elle se révélait être une petite créature assez épouvantable. Quand elle voulait – ou qu’elle refusait – quelque chose, elle pleurait et hurlait. Et comme elle voulait toujours ce qu’elle ne pouvait pas avoir et refusait ce qui aurait été bon pour elle, sa petite voix perçante retentissait en permanence à un endroit ou l’autre de la maison.

Son arme la plus redoutable résidait dans le fait qu’elle avait fini par découvrir qu’une petite fille qui a perdu sa mère mérite la pitié et l’attention de tous. Sans doute l’avait-elle entendu dire par des adultes quand elle était toute petite, juste après la mort de sa mère. Elle avait pris l’habitude d’utiliser à fond sa découverte.

Sarah la prit en charge pour la première fois un matin où, passant près du salon, elle entendit Miss Minchin et Miss Amélie tenter de réduire au silence les plaintes irritées d’une enfant qui refusait qu’on la fasse taire. Elle refusait avec tant de détermination et de véhémence que Miss Minchin était presque obligée de hurler pour se faire entendre.

— Pourquoi pleure-t-elle ? demandait-elle en criant presque.

— Ho ! Ho ! Ho ! entendit Sarah. Je n’ai pas de ma... man !

— Ho Lottie ! s’égosillait Amélie. Arrête-toi, ma chérie ! Ne pleure pas, s’il te plaît ! Ne pleure pas !

— Ho ! Ho ! Ho ! Ho ! Ho ! hululait Lottie avec énergie. Je n’ai pas de ma... man !

— Elle mériterait d’être fouettée, s’exclama Miss Minchin. Vous serez fouettée, méchante petite fille !

Lottie brailla encore plus fort qu’avant. Miss Amélie se mit à pleurer. La voix de Miss Minchin s’enfla jusqu’à devenir semblable au tonnerre. Puis, brusquement la directrice se leva de son siège et, pleine d’indignation impuissante, sortit du salon en laissant sa sœur se débrouiller pour calmer la petite.

Sarah était restée dans le couloir à se demander si elle devait intervenir car, depuis peu, elle était devenue l’amie de Lottie et se sentait capable de l’apaiser. Quand Miss Minchin la vit, en sortant, elle parut ennuyée. Elle comprit que sa voix, même depuis l’extérieur de la pièce, n’avait peut-être pas paru digne ni aimable.

— Sarah ! s’exclama-t-elle en s’efforçant de produire un sourire de circonstance.

— Je me suis arrêtée, dit Sarah, parce que j’ai compris que c’était Lottie. J’ai pensé que, peut-être, je pourrais la calmer. Puis-je essayer, Miss Minchin ?

— Si vous y parvenez, c’est que vous êtes bien maligne ! répondit Miss Minchin en pinçant les lèvres.

Mais aussitôt, en voyant que Sarah semblait quelque peu refroidie par sa rudesse, elle changea de ton.

— Il est vrai que vous avez tous les talents ! dit-elle sur son ton mielleux habituel. Je crois même que vous y parviendrez tout à fait. Entrez donc !

Et elle s’en alla.

Quand Sarah entra dans la pièce, Lottie était allongée par terre, à hurler et à frapper violemment le sol de ses petites jambes grassouillettes ; Miss Amélie était penchée sur elle avec un air absolument consterné, les joues rouges et le front moite de transpiration. Lottie avait découvert dès l’époque de la nursery, chez elle, que frapper le sol et hurler étaient le moyen d’obtenir tout ce qu’elle voulait : on le lui donnait pour qu’elle arrête. La malheureuse Miss Amélie essayait en alternance la douceur et la fermeté.

— Pauvre chérie, disait-elle dans un premier temps, je sais bien que tu n’as pas de maman, pauvrette !

Puis, changeant radicalement de ton, elle enchaînait :

— Si tu n’arrêtes pas, Lottie, je vais te secouer !... Pauvre petit ange ! Là, du calme !...