Et les gens ne sont jamais fatigués, aussi loin qu’ils aillent. Ils peuvent flotter pour aller où ils veulent. Il y a des murs faits de perles et d’or qui entourent la ville mais ils sont assez bas pour que les gens puissent s’appuyer dessus et regarder la terre pour y envoyer de beaux messages.
Elle aurait commencé n’importe quelle histoire que Lottie se serait arrêtée pour l’écouter, fascinée. Mais il était indiscutable que celle-ci était plus jolie que la plupart des autres. Elle se rapprocha de Sarah et but chacune de ses paroles jusqu’à ce que la fin arrive, trop vite. À ce moment-là, elle fut tellement désolée qu’elle fit une moue qui ne présageait rien de bon.
— Je veux aller là, pleurnicha-t-elle. Je n’ai pas de maman à l’école !
Sarah vit venir le danger et sortit de sa rêverie. Elle prit la main dodue de la petite dans la sienne et attira Lottie vers elle avec un petit rire enthousiaste.
— Je serai ta maman, dit-elle. Nous jouerons à ce que tu sois ma petite fille. Et Émilie sera ta sœur !
Toutes les fossettes de Lottie se montrèrent à la fois.
— Elle le sera vraiment ?
— Oui, répondit Sarah en se mettant debout. Allons le lui dire. Et j’en profiterai pour te débarbouiller et te brosser les cheveux.
Lottie accepta et trottina à côté d’elle jusqu’à sa chambre. Elle avait complètement oublié que l’heure de drame qui avait précédé était due au fait qu’elle avait refusé qu’on lui lave le visage et qu’on la peigne en vue du déjeuner, jusqu’à ce qu’on appelle Miss Minchin pour qu’elle use de sa majestueuse autorité.
De ce jour, Sarah devint mère adoptée.
5
Becky
L'atout majeur de Sarah, celui qui lui gagnait encore plus de sympathies que le luxe qui l’entourait et son statut d’élève vedette, ce don que Lavinia et d’autres filles lui enviaient au plus haut point tout en étant fascinées, était son talent de conteuse, de faire ressembler tout ce qu’elle racontait à une histoire, que cela en soit une ou pas.
Quiconque est allé à l’école avec un ou une conteuse sait comment cela se passe. Une armée l’assiège en permanence pour lui réclamer à mi-voix un récit ; des groupes se forment dans l’espoir de parvenir à entendre une histoire même s’ils ne sont pas invités à écouter. Non seulement Sarah savait raconter mais, en plus, elle adorait cela. Quand elle se campait au milieu d’un cercle et qu’elle commençait à inventer ses récits merveilleux, ses yeux verts s’agrandissaient et brillaient, ses joues s’empourpraient, et, sans même se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle se mettait à jouer. Alors son histoire devenait drôle ou inquiétante au gré des intonations de sa voix qu’elle haussait ou baissait, des mouvements souples de son corps, des gestes passionnés de ses mains. Elle oubliait complètement qu’elle s’adressait à des enfants qui buvaient ses paroles. Elle voyait les fées, leur parlait, ainsi qu’aux rois, aux reines et aux belles dames dont elle narrait les aventures.
Il lui arrivait parfois, quand elle parvenait à la fin d’un récit, de se trouver hors d’haleine à force d’excitation. Alors, elle posait la main sur sa poitrine qui se soulevait trop vite et souriait aux anges.
— Quand je raconte, disait-elle volontiers, je n’ai pas l’impression d’inventer des choses. Elles me paraissent plus réelles que mes auditrices ou que la salle de classe. J’ai le sentiment d’être tous les personnages de l’histoire l’un après l’autre. C'est étrange.
Elle était à la pension de Miss Minchin depuis environ deux ans quand, par une après-midi d’hiver brouillardeuse, elle descendit de sa voiture enveloppée dans ses velours et ses fourrures les plus douillets, paraissant beaucoup plus impressionnante qu’elle ne le croyait. Au moment où elle traversait le trottoir pour rentrer, elle aperçut une petite silhouette pitoyable debout dans l’escalier menant au sous-sol qui levait la tête et étirait son cou pour essayer de l’apercevoir par les interstices des grilles.
À l’évidence, la propriétaire de ce visage falot et de ces yeux grands écarquillés de curiosité redoutait d’être surprise en train de regarder des élèves importantes. Elle disparut d’un coup, comme un pantin rentre dans sa boîte, et courut à la cuisine, le tout si rapidement que, si elle n’avait pas paru aussi misérable et malheureuse, Sarah aurait ri malgré elle.
Le soir même, alors que Sarah était assise au milieu d’un groupe d’auditrices, dans un des salons de l’école, à raconter une de ses histoires, la même silhouette entra timidement dans la pièce en portant un seau de charbon beaucoup trop lourd pour elle. Elle s’agenouilla sur le tapis de cheminée pour recharger le feu et balayer les cendres.
Elle était plus proprement vêtue qu’au moment où elle regardait par la grille mais elle paraissait aussi effrayée. Visiblement, elle avait peur de donner l’impression qu’elle observait les enfants ou qu’elle écoutait. Elle posa les morceaux de charbon un à un dans le foyer, en sorte de ne faire aucun bruit, et balaya les parages de l’âtre silencieusement. Mais il ne fallut pas deux minutes à Sarah pour constater qu’elle était intéressée par ce qu’il se passait et qu’elle faisait son travail lentement dans l’espoir de saisir un mot par-ci par-là.
— Les sirènes nageaient avec souplesse dans l’eau verte cristalline en traînant derrière elles un filet de pêche formé de perles marines, racontait Sarah. La princesse s’assit sur un rocher blanc pour les observer...
C'était la merveilleuse histoire d’une princesse qu’aimait un prince triton et qui part vivre avec lui dans des cavernes lumineuses, sous la mer.
La petite servante, devant la cheminée, balaya le foyer une fois puis une fois encore.
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