L'ayant fait deux fois, elle le fit trois fois. Et tandis qu’elle le faisait pour la troisième fois, entendre l’histoire l’incita tellement à prêter l’oreille qu’elle tomba sous le charme ; elle oublia qu’elle n’avait pas le droit d’écouter en même temps qu’elle oubliait tout le reste. Elle s’assit sur les talons, sur le tapis devant la cheminée, et la brosse demeura immobile au bout de ses doigts. La voix de la conteuse l’enveloppa et l’emmena dans des grottes sinueuses sous la mer, illuminées d’une douce lueur bleue et pavées de sable d’or pur. D’étranges fleurs marines et des herbes ondulaient autour d’elle et, au loin, retentissaient les échos de chansons et de musiques.

La brosse tomba des mains rougies par les tâches domestiques et Lavinia Herbert regarda autour d’elle.

— Cette fille est en train d’écouter, dit-elle.

La coupable saisit sa brosse et se leva brusquement. Elle prit son seau à charbon et fila de la pièce comme un lapin apeuré.

Sarah sentit la colère la gagner.

— Je savais qu’elle écoutait, dit-elle. Et alors ?

Lavinia hocha la tête avec beaucoup d’élégance.

— Eh bien, dit-elle, je ne sais pas si ta maman aimerait que tu racontes des histoires à des petites servantes mais je sais que la mienne n’aimerait pas ça !

— Ma maman ! dit Sarah avec un air étrange, je ne pense pas qu’elle y verrait le moindre inconvénient. Elle sait que les histoires appartiennent à tout le monde !

— Je pensais que ta mère était morte, répliqua Lavinia d’un ton sévère. Comment peut-elle savoir quoi que ce soit ?

— Ainsi tu penses qu’elle ne peut rien savoir ? dit Sarah d’une petite voix sérieuse.

Elle avait parfois une petite voix sérieuse.

— La maman de Sarah sait tout, intervint Lottie. Et ma maman aussi, sauf que Sarah est ma maman d’ici et que Miss Minchin est, elle aussi, une « je sais tout » ! Les rues sont illuminées et il y a des champs et des champs de lys que tout le monde cueille. Sarah me le raconte quand elle me met au lit.

— Mauvaise fille ! dit Lavinia en se tournant vers Sarah. Tu inventes des contes de fées à propos du Paradis !

— Il y a des histoires encore plus splendides dans l’Apocalypse ! rétorqua Sarah. Regardes-y et tu verras ! Et comment peux-tu savoir que ce que je dis sur le Paradis c’est des contes de fées ?

Avec une humeur qui n’était plus du tout celle des anges elle ajouta :

— En tout cas, tu n’auras jamais l’occasion de le vérifier sur place si tu n’es pas plus gentille avec les autres. Allez, viens, Lottie !

Elle sortit de la pièce en espérant retrouver la petite servante ailleurs mais elle alla jusque dans l’entrée sans la revoir nulle part.

— Qui est cette petite fille qui regarnit les cheminées ? demanda-t-elle à Mariette ce soir-là.

Mariette se lança dans un flot de mots.

C'était une pauvre petite malheureuse qu’on venait d’engager comme fille de cuisine sauf qu’en plus d’aider à la cuisine on lui faisait faire tout un tas d’autres choses. Elle cirait les chaussures et nettoyait les poêles, trimbalait de lourds seaux de charbon de bas en haut de la maison, récurait les planchers et lavait les fenêtres, était au service de tout le monde. Elle avait quatorze ans mais était si malingre qu’elle en paraissait douze. En vérité, Mariette avait de la peine pour elle. Elle était tellement timide que quand, par hasard, on lui parlait, on avait l’impression que ses grands yeux effarés allaient lui sortir de la tête.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda Sarah qui était assise sur le bord de la table et, le menton posé dans les mains, écoutait Mariette avec attention.

Son nom était Becky. À l’office, d’après Mariette, on entendait toutes les cinq minutes quelqu’un ordonner : « Becky, fais ci ! » ou « Becky, fais ça ! »

Mariette sortie, Sarah resta assise à regarder le feu et à penser à Becky. Elle inventa une histoire dont la fillette était l’héroïne, une héroïne maltraitée. Elle se dit qu’apparemment elle n’avait jamais mangé à sa faim. Même ses yeux étaient affamés. Elle souhaitait la revoir mais, même si elle l’aperçut à diverses occasions dans l’escalier, elle sembla chaque fois si pressée qu’il fut impossible à Sarah de lui parler.

Quelques semaines plus tard, cependant, par une autre après-midi de brouillard, en entrant dans son salon personnel, elle se trouva face à une scène assez pathétique. Devant le feu qui brûlait, installée dans son fauteuil favori, avec des marques noires de charbon sur le nez et d’autres sur le tablier, son pauvre bonnet lui tombant à moitié sur le visage et son seau de charbon à demi-vide posé à ses pieds, Becky dormait profondément ; elle était allée au-delà de la fatigue que pouvait endurer son jeune corps pourtant dur à la peine.

On l’avait envoyée mettre les chambres en ordre pour le soir. Il y en avait beaucoup et elle avait couru tout le jour. Elle avait gardé l’appartement de Sarah pour la fin. Là, les pièces n’étaient pas comme les autres, nues et banales. Aux yeux de la petite fille de cuisine, le salon confortable de Sarah passait pour le comble du luxe bien que ce ne soit, en fait, qu’une petite pièce agréable et bien éclairée. Seulement il y avait là des images et des livres et des curiosités apportées des Indes. Il y avait un divan et le fauteuil bas moelleux.