Mais elle aimait déjà cette étrange petite fille avec son petit visage tellement intelligent et ses manières si parfaites. Elle s’était occupée d’autres enfants auparavant qui étaient loin de se montrer aussi polis. Sarah était une petite personne charmante qui avait une façon tout à fait gentille et amicale de dire : « S'il vous plaît, Mariette ! » ou « Merci, Mariette ». Mariette expliqua à la femme de chambre que Sarah la remerciait comme elle aurait remercié une grande dame.

Elle a l’air d’une princesse, cette petite ! dit-elle, véritablement enchantée de sa jeune maîtresse et de son nouvel emploi.

Quant à Sarah, elle était assise depuis quelques minutes dans la salle de classe, sous les regards curieux des autres élèves, quand Miss Minchin, avec beaucoup de dignité, donna un coup de règle sec sur son bureau.

— Mesdemoiselles, dit-elle, je veux vous présenter votre nouvelle camarade.

Toutes les filles se levèrent et Sarah se leva aussi.

— J’espère que vous vous montrerez aimables envers Mlle Crewe, poursuivit Miss Minchin. Elle nous arrive de bien loin, des Indes pour être précise ! Dès que les cours seront terminés, vous ferez connaissance.

Les filles s’inclinèrent cérémonieusement pendant que Sarah faisait une petite révérence ; puis toutes se rassirent et recommencèrent à s’observer.

— Sarah ! dit Miss Minchin avec ses façons de maîtresse d’école, venez ici près de moi !

Elle avait pris un livre dans le bureau et en tournait les pages. Sarah s’approcha poliment.

— Comme votre papa a engagé une bonne française à votre service, commença-t-elle, j’en déduis qu’il veut vous faire étudier tout particulièrement la langue française.

Sarah se sentit un peu mal à l’aise. Elle répondit :

— Je pense qu’il l’a engagée parce qu’il pensait que je l’aimerais bien, Miss Minchin.

— J’ai bien peur, dit Miss Minchin avec un sourire un peu aigre, que vous n’ayez toujours été une petite fille gâtée qui s’imagine qu’on fait les choses seulement pour lui faire plaisir. Je persiste à penser que votre papa souhaite que vous appreniez le français.

Si Sarah avait été plus âgée ou moins pointilleuse sur le chapitre de la politesse, elle se serait expliquée en quelques mots. Mais là, elle sentit le rouge lui monter aux joues. Miss Minchin était quelqu’un de très sévère et qui en imposait. En plus, elle semblait tellement croire que la fillette ignorait tout du français que cette dernière jugea qu’il serait malpoli de la contredire. Or Sarah était incapable de se souvenir d’un moment dans sa vie où elle n’avait pas parlé français. Sa mère était française et le capitaine Crewe était amoureux de cette langue, si bien qu’elle était tout à fait familière à Sarah depuis toujours.

— De fait, je n’ai jamais appris le français, commença-t-elle d’expliquer timidement, mais... mais...

Miss Minchin ignorait le français, ce qui, en secret, l’ennuyait beaucoup. Soucieuse de dissimuler ce fait qui l’irritait, elle n’avait pas l’intention d’en parler avec une petite nouvelle, pas plus que de la laisser lui poser des questions.

— Il suffit ! dit-elle aussi sèchement que la politesse le permettait. Si vous n’avez pas appris le français, vous devrez commencer sur-le-champ. Le maître de français, M. Dufarge, sera ici dans quelques minutes. Prenez ce livre et feuilletez-le jusqu’à ce qu’il arrive.

Sarah sentit que ses joues étaient chaudes. Elle revint à sa place et ouvrit le livre. Elle parcourut les premières pages, l’air sérieux. Elle savait que sourire serait malpoli et elle était tout à fait décidée à se montrer polie. Mais elle trouvait étrange qu’on s’attende à ce qu’elle étudie une page qui disait que le père signifie « le père » et que la mère veut dire « la mère ».

Miss Minchin lui lançait des regards inquisiteurs.

— Vous semblez contrariée, Sarah, lui dit-elle. Je regrette que l’idée d’apprendre le français vous déplaise.

— Elle me plaît beaucoup, répondit Sarah en pensant qu’elle allait saisir l’occasion pour tenter, encore une fois, de s’expliquer, mais...

— Vous ne devez pas répondre « mais » quand on vous demande de faire quelque chose. Continuez avec votre livre !

Sarah continua et se retint de sourire, même quand elle découvrit que le frère n’est autre que « le frère » et que la sœur est « la sœur ».

« Quand M. Dufarge arrivera, songea-t-elle, je lui ferai comprendre... »

Ce dernier ne tarda pas à arriver. C'était un Français entre deux âges, très agréable et intelligent ; il eut l’air intéressé quand son regard s’arrêta sur Sarah qui faisait semblant d’être totalement absorbée par son livre.

— Est-ce une nouvelle élève pour moi ? demanda-t-il à Miss Minchin. Je devine que ce sera un excellent élément !

— Son papa, le capitaine Crewe, est très désireux qu’elle commence à apprendre le français mais j’ai bien peur qu’elle n’ait formé contre cette langue une espèce de préjugé puéril. Elle semble ne pas vouloir apprendre...

— J’en suis désolé, mademoiselle, dit-il gentiment à Sarah.