Peut-être que quand nous aurons commencé à travailler, je parviendrai à vous montrer que c’est une très jolie langue.
Sarah se leva. Elle commençait à se sentir passablement désespérée, un peu comme si elle était en disgrâce. Elle fixa sur M. Dufarge ses grands yeux gris-vert et sut qu’il comprendrait dès qu’elle parlerait.
Elle commença à s’expliquer, dans un français fluide et élégant. Miss Minchin ne l’avait pas comprise. Elle n’avait certes pas appris le français dans les livres mais il se trouvait que son père et son entourage avaient toujours parlé cette langue avec elle, une langue qu’elle lisait et écrivait comme elle lisait et écrivait l’anglais. Son papa aimait le français et elle l’aimait aussi à cause de son papa. Sa chère maman, qui était morte à sa naissance, était française. Elle serait heureuse d’apprendre tout ce que M. Dufarge voudrait bien lui apprendre mais ce qu’elle avait tenté d’expliquer à Miss Minchin, c’était qu’elle connaissait déjà les mots qui figuraient dans le manuel qu’on lui avait remis.
Dès qu’elle se mit à parler, Miss Minchin sursauta violemment puis, jusqu’à ce qu’elle finisse son explication, elle la considéra avec une mine outragée derrière ses lunettes.
M. Dufarge, lui, se mit à sourire et son sourire manifestait un vif contentement. En entendant cette charmante voix enfantine parler sa langue maternelle si aisément et si élégamment, il en oubliait presque qu’il n’était pas dans son pays natal, lequel, surtout les jours où le brouillard obscurcissait Londres, lui semblait désespérément lointain.
Quand Sarah eut terminé, il prit le livre qu’elle lui tendait avec un regard presque affectueux. Mais ce fut à Miss Minchin qu’il s’adressa :
— Ah ! madame, dit-il, il n’y a pas grand-chose que je puisse lui enseigner ! Elle n’a pas appris le français, elle est française. Son accent est parfait !
— Vous auriez dû me le dire ! s’exclama Miss Minchin, très vexée, en se tournant vers Sarah.
— J’ai essayé, dit Sarah. Je présume que je m’y suis mal prise...
Miss Minchin savait très bien qu’elle avait essayé et que ce n’était pas de sa faute si on ne l’avait pas laissée s’expliquer. Mais quand elle constata que les élèves avaient écouté, et que Lavinia et Jessie ricanaient derrière leurs manuels de français, elle se sentit furieuse.
— Silence mesdemoiselles, dit-elle d’un ton sévère en tapant sur le bureau. Silence immédiatement !
Et, à partir de ce moment-là, elle commença à avoir une dent contre son élève vedette.
2. Toutes les expressions en italique sont en français dans le texte original. (N.d.T.)
3
Ermengarde
Ce premier matin, alors que Sarah était assise près de Miss Minchin, consciente de ce que toute la classe était occupée à la dévorer des yeux, elle remarqua très vite une fillette, à peu près de son âge, qui fixait sur elle ses yeux bleu clair un peu ternes. C'était une enfant plutôt grosse qui ne semblait pas douée pour deux sous mais dont la bouche charnue révélait la bonne nature. Ses cheveux blond filasse étaient nattés serrés et attachés avec un ruban ; elle avait fait passer cette natte autour de son cou et, les coudes sur son pupitre, mordillait le bout du ruban tout en regardant la nouvelle avec curiosité.
Quand M. Dufarge s’adressa à Sarah, elle parut un peu effrayée. Et quand Sarah se leva en lançant au professeur un regard implorant, puis qu’elle lui répondit brusquement en français, la petite fille grassouillette sursauta avant de rougir de surprise et de honte mêlées. Comme pendant des semaines elle avait pleuré des larmes désespérées faute de pouvoir se rappeler que « la mère » signifie « la mère » et « le père », « le père », ce fut un authentique choc pour elle d’entendre une enfant de son âge qui non seulement était familière avec ces mots-là mais qui, visiblement, en connaissait quantité d’autres et pouvait les combiner entre eux et les assortir avec des verbes comme s’il s’agissait d’une simple broutille.
Elle la regardait si intensément et mordillait le ruban avec tant d’excitation qu’elle attira l’attention de Miss Minchin laquelle, se trouvant particulièrement contrariée à ce moment-là, s’en prit à elle.
— Mademoiselle St. John, s’exclama-t-elle sévèrement, que signifie cette tenue ? Enlevez vos coudes de la table. Ôtez ce ruban de votre bouche ! Et tenez-vous droite !
Mlle St. John sursauta à nouveau et, en entendant Lavinia et Jessie glousser de rire, elle devint encore plus rouge, si rouge même qu’il sembla que des larmes apparaissaient dans ses pauvres yeux tristes d’enfant. Sarah le vit et eut pitié au point qu’elle se prit d’affection pour elle et eut envie de devenir son amie. C'était un des traits de son caractère de toujours vouloir s’en mêler quand quelqu’un était maltraité ou malheureux.
« Si Sarah était un garçon et avait vécu quelques siècles plus tôt, avait coutume de dire son père, elle aurait parcouru le pays l’épée au clair pour secourir et défendre ses semblables en détresse. Elle est toujours prête à se battre quand elle voit des gens qui ont des ennuis. »
Ainsi Sarah se prit-elle d’affection pour la petite Mlle St.
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