Mais quand monsieur Marion vendit Gondreville à Malin, quand tout le pays eut oublié les effets de l’effervescence populaire, Michu comprit alors Malin tout entier, Michu crut le comprendre, du moins ; car Malin est, comme Fouché, l’un de ces personnages qui ont tant de faces et tant de profondeur sous chaque face, qu’ils sont impénétrables au moment où ils jouent et qu’ils ne peuvent être expliqués que long-temps après la partie.
Dans les circonstances majeures de sa vie, Malin ne manquait jamais de consulter son fidèle ami Grévin, le notaire d’Arcis, dont le jugement sur les choses et sur les hommes était, à distance, net, clair et précis. Cette habitude est la sagesse, et fait la force des hommes secondaires. Or, en novembre 1803, les conjonctures furent si graves pour le Conseiller-d’État, qu’une lettre eût compromis les deux amis. Malin, qui devait être nommé sénateur, craignit de s’expliquer dans Paris ; il quitta son hôtel et vint à Gondreville, en donnant au Premier Consul une seule des raisons qui lui faisaient désirer d’y être, et qui lui donnait un air de zèle aux yeux de Bonaparte, tandis qu’au lieu de s’agir de l’État, il ne s’agissait que de lui-même. Or, pendant que Michu guettait et suivait dans le parc, à la manière des Sauvages, un moment propice à sa vengeance, le politique Malin, habitué à pressurer les événements pour son compte, emmenait son ami vers une petite prairie du jardin anglais, endroit désert et favorable à une conférence mystérieuse. Ainsi, en s’y tenant au milieu et parlant à voix basse, les deux amis étaient à une trop grande distance pour être entendus, si quelqu’un se cachait pour les écouter, et pouvaient changer de conversation s’il venait des indiscrets.
— Pourquoi n’être pas resté dans une chambre au château, dit Grévin.
— N’as-tu pas vu les deux hommes que m’envoie le Préfet de police ?
Quoique Fouché ait été, dans l’affaire de la conspiration de Pichegru, Georges, Moreau et Polignac, l’âme du cabinet consulaire, il ne dirigeait pas le ministère de la Police et se trouvait alors simplement Conseiller-d’État comme Malin.
— Ces deux hommes sont les deux bras de Fouché. L’un, ce jeune muscadin dont la figure ressemble à une carafe de limonade, qui a du vinaigre sur les lèvres et du verjus dans les yeux, a mis fin à l’insurrection de l’Ouest en l’an Sept, dans l’espace de quinze jours. L’autre est un enfant de Lenoir, il est le seul qui ait les grandes traditions de la police. J’avais demandé un agent sans conséquence, appuyé d’un personnage officiel, et l’on m’envoie ces deux compères-là. Ah ! Grévin, Fouché veut sans doute lire dans mon jeu. Voilà pourquoi j’ai laissé ces messieurs dînant au château ; qu’ils examinent tout, ils n’y trouveront ni Louis XVIII, ni le moindre indice.
— Ah ! çà, mais, dit Grévin, quel jeu joues-tu donc ?
— Eh ! mon ami, un jeu double est bien dangereux ; mais par rapport à Fouché, il est triple, et il a peut-être flairé que je suis dans les secrets de la maison de Bourbon.
— Toi !
— Moi, reprit Malin.
— Tu ne te souviens donc pas de Favras ?
Ce mot fit impression sur le Conseiller.
— Et depuis quand ? demanda Grévin après une pause.
— Depuis le Consulat à vie.
— Mais, pas de preuves ?
— Pas ça ! dit Malin en faisant claquer l’ongle de son pouce sous une de ses palettes.
En peu de mots, Malin dessina nettement la position critique où Bonaparte mettait l’Angleterre menacée de mort par le camp de Boulogne, en expliquant à Grévin la portée inconnue à la France et à l’Europe, mais que Pitt soupçonnait, de ce projet de descente ; puis la position critique où l’Angleterre allait mettre Bonaparte. Une coalition imposante, la Prusse, l’Autriche et la Russie soldées par l’or anglais, devait armer sept cent hommes. En même temps une conspiration formidable étendait à l’intérieur son réseau et réunissait les Montagnards, les Chouans, les Royalistes et leurs princes.
— Tant que Louis XVIII a vu trois consuls, il a cru que l’anarchie continuait et qu’à la faveur d’un mouvement quelconque il prendrait sa revanche du 13 vendémiaire et du 18 fructidor, dit Malin ; mais le Consulat à vie a démasqué les desseins de Bonaparte, il sera bientôt empereur. Cet ancien sous-lieutenant veut créer une dynastie ! or, cette fois, on en veut à sa vie, et le coup est monté plus habilement encore que celui de la rue Saint-Nicaise. Pichegru, Georges, Moreau, le duc d’Enghien, Polignac et Rivière les deux amis du comte d’Artois, en sont.
— Quel amalgame ! s’écria Grévin.
— La France est envahie sourdement, on veut donner un assaut général, on y emploie le vert et le sec ! Cent hommes d’exécution, commandés par Georges, doivent attaquer la garde consulaire et le consul corps à corps.
— Eh ! bien, dénonce-les.
— Voilà deux mois que le Consul, son ministre de la police, le Préfet et Fouché tiennent une partie des fils de cette trame immense ; mais ils n’en connaissent pas toute l’étendue, et dans le moment actuel, ils laissent libres presque tous les conjurés pour savoir tout.
— Quant au droit, dit le notaire, les Bourbons ont bien plus le droit de concevoir, de conduire, d’exécuter une entreprise contre Bonaparte, que Bonaparte n’en avait de conspirer au 18 brumaire contre la République, de laquelle il était l’enfant ; il assassinait sa mère, et ceux-ci veulent rentrer dans leur maison. Je conçois qu’en voyant fermer la liste des émigrés, multiplier les radiations, rétablir le culte catholique, et accumuler des arrêtés contre révolutionnaires, les princes aient compris que leur retour se faisait difficile, pour ne pas dire impossible. Bonaparte devient le seul obstacle à leur rentrée, et ils veulent enlever l’obstacle, rien de plus simple. Les conspirateurs vaincus seront des brigands ; victorieux, ils seront des héros, et ta perplexité me semble alors assez naturelle.
— Il s’agit, dit Malin, de faire jeter aux Bourbons, par Bonaparte, la tête du duc d’Enghien, comme la Convention a jeté aux rois la tête de Louis XVI, afin de le tremper aussi avant que nous dans le cours de la Révolution ; ou de renverser l’idole actuelle du peuple français et son futur empereur, pour asseoir le vrai trône sur ses débris. Je suis à la merci d’un événement, d’un heureux coup de pistolet, d’une machine de la rue Saint-Nicaise qui réussirait. On ne m’a pas tout dit. On m’a proposé de rallier le Conseil d’État au moment critique, de diriger l’action légale de la restauration des Bourbons.
— Attends, répondit le notaire.
— Impossible ! Je n’ai plus que le moment actuel pour prendre une décision.
— Et pourquoi ?
— Les deux Simeuse conspirent, ils sont dans le pays ; je dois, ou les faire suivre, les laisser se compromettre et m’en faire débarrasser, ou les protéger sourdement. J’avais demandé des subalternes, et l’on m’envoie des lynx de choix qui ont passé par Troyes pour avoir à eux la gendarmerie.
— Gondreville est le Tiens et la Conspiration le Tu auras, dit Grévin. Ni Fouché, ni Talleyrand, tes deux partenaires, n’en sont : joue franc jeu avec eux. Comment ! tous ceux qui ont coupé le cou à Louis XVI sont dans le gouvernement, la France est pleine d’acquéreurs de biens nationaux, et tu voudrais ramener ceux qui te redemanderont Gondreville ? S’ils ne sont pas imbéciles, les Bourbons devront passer l’éponge sur tout ce que nous avons fait. Avertis Bonaparte.
— Un homme de mon rang ne dénonce pas, dit Malin vivement.
— De ton rang ? s’écria Grévin en souriant.
— On m’offre les Sceaux.
— Je comprends ton éblouissement, et c’est à moi d’y voir clair dans ces ténèbres politiques, d’y flairer la porte de sortie. Or, il est impossible de prévoir les événements qui peuvent ramener les Bourbons, quand un général Bonaparte a quatre-vingts vaisseaux et quatre cent mille hommes. Ce qu’il y a de plus difficile, dans la politique expectante, c’est de savoir quand un pouvoir qui penche tombera ; mais, mon vieux, celui de Bonaparte est dans sa période ascendante. Ne serait-ce pas Fouché qui t’a fait sonder pour connaître le fond de ta pensée et se débarrasser de toi ?
— Non, je suis sûr de l’ambassadeur. D’ailleurs Fouché ne m’enverrait pas deux singes pareils, que je connais trop pour ne pas concevoir des soupçons.
— Ils me font peur, dit Grévin. Si Fouché ne se défie pas de toi, ne veut pas t’éprouver, pourquoi te les a-t-il envoyés ? Fouché ne joue pas un tour pareil sans une raison quelconque...
— Ceci me décide, s’écria Malin, je ne serai jamais tranquille avec ces deux Simeuse ; peut-être Fouché, qui connait ma position, ne veut-il pas les manquer, et arriver par eux jusqu’aux Condé.
— Hé ! mon vieux, ce n’est pas sous Bonaparte qu’on inquiétera le possesseur de Gondreville.
En levant les yeux, Malin aperçut dans le feuillage d’un gros tilleul touffu le canon d’un fusil.
— Je ne m’étais pas trompé, j’avais entendu le bruit sec d’un fusil qu’on arme, dit-il à Grévin après s’être mis derrière un gros tronc d’arbre où le suivit le notaire inquiet du brusque mouvement de son ami.
— C’est Michu, dit Grévin, je vois sa barbe rousse.
— N’ayons pas l’air d’avoir peur, reprit Malin qui s’en alla lentement en disant à plusieurs reprises : Que veut cet homme aux acquéreurs de cette terre ? Ce n’est certes pas toi qu’il visait.
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