Chaque coup tuait ou blessait un assaillant. Laurence, au lieu de se désoler, chargeait les fusils avec un sang-froid extraordinaire, passait des balles et de la poudre à ceux qui en manquaient. La comtesse de Cinq-Cygne était tombée sur ses genoux. — « Que faites vous, ma mère ? lui dit Laurence. — Je prie, répondit-elle, et pour eux et pour vous ! » Mot sublime, que dit aussi la mère du prince de la Paix en Espagne, dans une circonstance semblable. En un instant onze personnes furent tuées et mêlées à terre aux blessés. Ces sortes d’événements refroidissent ou exaltent la populace, elle s’irrite à son œuvre ou la discontinue. Les plus avancés, épouvantés, reculèrent ; mais la masse entière, qui venait tuer, voler, assassiner, en voyant les morts, se mit à crier : — A l’assassinat ! au meurtre ! Les gens prudents allèrent chercher le Représentant du peuple. Les deux frères, alors instruits des funestes événements de la journée, soupçonnèrent le Conventionnel de vouloir la ruine de leur maison, et leur soupçon fut bientôt une conviction. Animés par la vengeance, ils se postèrent sous la porte cochère et armèrent leurs fusils pour tuer Malin au moment où il se présenterait. La comtesse avait perdu la tête, elle voyait sa maison en cendres et sa fille assassinée, elle blâmait ses parents de l’héroïque défense qui occupa la France pendant huit jours. Laurence entr’ouvrit la porte à la sommation faite par Malin ; en la voyant, le Représentant se fia sur son caractère redouté, sur la faiblesse de cette enfant, et il entra. — « Comment, monsieur, répondit-elle au premier mot qu’il dit en demandant raison de cette résistance, vous voulez donner la liberté à la France, et vous ne protégez pas les gens chez eux ! On veut démolir notre hôtel, nous assassiner, et nous n’aurions pas le droit de repousser la force par la force ! » Malin resta cloué sur ses pieds. — « Vous, le petit-fils d’un maçon employé par le Grand Marquis aux constructions de son château, lui dit Marie-Paul, vous venez de laisser traîner notre père en prison, en accueillant une calomnie ! — Il sera mis en liberté, dit Malin qui se crut perdu en voyant chaque jeune homme remuer convulsivement son fusil. — Vous devez la vie à cette promesse, dit solennellement Marie-Paul. Mais si elle n’est pas exécutée ce soir, nous saurons vous retrouver ! — Quant à cette population qui hurle, dit Laurence, si vous ne la renvoyez pas, le premier coup sera pour vous. Maintenant, monsieur Malin, sortez ! » Le Conventionnel sortit et harangua la multitude, en parlant des droits sacrés du foyer, de l’habeas corpus et du domicile anglais. Il dit que la Loi et le Peuple étaient souverains, que la Loi était le peuple, que le peuple ne devait agir que par la Loi, et que force resterait à la Loi. La loi de la nécessité le rendit éloquent, il dissipa le rassemblement. Mais il n’oublia jamais, ni l’expression du mépris des deux frères, ni le : Sortez ! de mademoiselle de Cinq-Cygne. Aussi, quand il fut question de vendre nationalement les biens du comte de Cinq-Cygne, frère de Laurence, le partage fut-il strictement fait. Les agents du District ne laissèrent à Laurence que le château, le parc, les jardins et la ferme dite de Cinq-Cygne. D’après les instructions de Malin, Laurence n’avait droit qu’à sa légitime, la Nation étant au lieu et place de l’émigré, surtout quand il portait les armes contre la République. Le soir de cette furieuse tempête, Laurence supplia tellement ses deux cousins de partir, en craignant pour eux quelque trahison et les embûches du Représentant, qu’ils montèrent à cheval et gagnèrent les avant-postes de l’armée prussienne. Au moment où les deux frères atteignirent la forêt de Gondreville, l’hôtel de Cinq-Cygne fut cerné ; le Représentant venait, lui-même et en force, arrêter les héritiers de la maison de Simeuse. Il n’osa pas s’emparer de la comtesse de Cinq-Cygne alors au lit et en proie à une horrible fièvre nerveuse, ni de Laurence, une enfant de douze ans. Les domestiques, craignant la sévérité de la République, avaient disparu. Le lendemain matin, la nouvelle de la résistance des deux frères et de leur fuite en Prusse, disait-on, se répandit dans les environs ; il se fit un rassemblement de trois mille personnes devant l’hôtel de Cinq-Cygne, qui fut démoli avec une inexplicable rapidité ; Madame de Cinq-Cygne, transportée à l’hôtel de Simeuse, y mourut dans un redoublement de fièvre. Michu n’avait paru sur la scène politique qu’après ces événements, car le marquis et la marquise restèrent environ cinq mois en prison. Pendant ce temps, le Représentant de l’Aube eut une mission.