Ce petit homme paraissait niais, faible et maladroit ; mais une fois à l’œuvre il était agile comme un poisson, il échappait comme une anguille, il comprenait, à la manière des chiens, sur un regard ; il flairait la pensée. Sa bonne grosse figure, ronde et rouge, ses yeux bruns endormis, ses cheveux coupés comme ceux des paysans, son costume, sa croissance très-retardée, lui laissaient l’apparence d’un enfant de dix ans. Sous la protection de leur cousine qui, depuis Strasbourg jusqu’à Bar-sur-Aube, veilla sur eux, messieurs d’Hauteserre et de Simeuse, accompagnés de plusieurs autres émigrés, vinrent par l’Alsace, la Lorraine et la Champagne, tandis que d’autres conspirateurs, non moins courageux, abordèrent la France par les falaises de la Normandie. Vêtus en ouvriers, les d’Hauteserre et les Simeuse avaient marché, de forêt en forêt, guidés de proche en proche par des personnes choisies depuis trois mois dans chaque département par Laurence parmi les gens les plus dévoués aux Bourbons et les moins soupçonnés. Les émigrés se couchaient le jour et voyageaient pendant la nuit. Chacun d’eux amenait deux soldats dévoués, dont l’un allait en avant à la découverte, et l’autre demeurait en arrière afin de protéger la retraite en cas de malheur. Grâce à ces précautions militaires, ce précieux détachement avait atteint sans malheur la forêt de Nodesme prise pour lieu de rendez-vous. Vingt-sept autres gentilshommes entrèrent aussi par la Suisse et traversèrent la Bourgogne, guidés vers Paris avec des précautions pareilles. Monsieur de Rivière comptait sur cinq cents hommes, dont cent jeunes gens nobles, les officiers de ce bataillon sacré. Messieurs de Polignac et de Rivière, dont la conduite fut, comme chefs, excessivement remarquable, gardèrent un secret impénétrable à tous ces complices qui ne furent pas découverts. Aussi peut-on dire aujourd’hui, d’accord avec les révélations faites pendant la Restauration, que Bonaparte ne connut pas plus l’étendue des dangers qu’il courut alors, que l’Angleterre ne connaissait le péril où la mettait le camp de Boulogne ; et, cependant, en aucun temps, la police ne fut plus spirituellement ni plus habilement dirigée. Au moment où cette histoire commence, un lâche, comme il s’en trouve toujours dans les conspirations qui ne sont pas restreintes à un petit nombre d’hommes également forts ; un conjuré mis face à face avec la mort donnait des indications, heureusement insuffisantes quant à l’étendue, mais assez précises sur le but de l’entreprise. Aussi la police laissait elle, comme l’avait dit Malin à Grévin, les conspirateurs surveillés agir en liberté, pour embrasser toutes les ramifications du complot. Néanmoins, le gouvernement eut en quelque sorte la main forcée par Georges Cadoudal, homme d’exécution, qui ne prenait conseil que de lui-même, et qui s’était caché dans Paris avec vingt-cinq Chouans pour attaquer le Premier Consul. Laurence unissait dans sa pensée la haine et l’amour. Détruire Bonaparte et ramener les Bourbons, n’était-ce pas reprendre Gondreville et faire la fortune de ses cousins ? Ces deux sentiments, dont l’un est la contre-partie de l’autre, suffisent à vingt-trois ans surtout, pour déployer toutes les facultés de l’âme et toutes les forces de la vie. Aussi, depuis deux mois, Laurence paraissait-elle plus belle aux habitants de Cinq-Cygne qu’elle ne fut en aucun moment. Ses joues étaient devenues roses, l’espérance donnait par instants de la fierté à son front ; mais quand on lisait la Gazette du soir, et que les actes conservateurs du Premier Consul s’y dérobaient, elle baissait les yeux pour n’y pas laisser lire la menaçante certitude de la chute prochaine de cet ennemi des Bourbons. Personne au château ne se doutait donc que la jeune comtesse eût revu ses cousins la nuit dernière. Les deux fils de monsieur et madame d’Hauteserre avaient passé la nuit dans la propre chambre de la comtesse, sous le même toit que leurs père et mère ; car Laurence, pour ne donner aucun soupçon, après avoir couché les deux d’Hauteserre, entre une heure et deux du matin, alla rejoindre ses cousins au rendez-vous et les emmena au milieu de la forêt où elle les avait cachés dans la cabane abandonnée d’un garde-vente. Sûre de les revoir, elle ne montra pas le moindre air de joie, rien ne trahit en elle les émotions de l’attente ; enfin elle avait su effacer les traces du plaisir de les avoir revus, elle fut impassible. La jolie Catherine, la fille de sa nourrice, et Gothard, tous deux dans le secret, modelèrent leur conduite sur celle de leur maîtresse. Catherine avait dix-neuf ans. A cet âge, comme à celui de Gothard, une jeune fille est fanatique et se laisse couper le cou sans dire un mot. Quant à Gothard, sentir le parfum que la Comtesse mettait dans ses cheveux et dans ses habits, lui eût fait endurer question extraordinaire sans dire une parole.
Au moment où Marthe, avertie de l’imminence du péril, glissait avec la rapidité d’une ombre vers la brèche indiquée par Michu, le salon du château de Cinq-Cygne offrait le plus paisible spectacle. Ses habitants étaient si loin de soupçonner l’orage près de fondre sur eux, que leur attitude eût excité la compassion de la première personne qui aurait connu leur situation. Dans la haute cheminée, ornée d’un trumeau où dansaient au-dessus de la glace des bergères en paniers, brillait un de ces feux comme il ne s’en fait que dans les châteaux situés au bord des bois. Au coin de cette cheminée, sur une grande bergère carrée en bois doré, garnie en magnifique lampasse vert, la jeune comtesse était en quelque sorte étalée dans l’attitude que donne un accablement complet. Revenue à six heures seulement des confins de la Brie, après avoir battu l’estrade en avant de la troupe afin de faire arriver à bon port les quatre gentilshommes au gîte où ils devaient faire leur dernière étape avant d’entrer à Paris, elle avait surpris monsieur et madame d’Hauteserre à la fin de leur dîner. Pressée par la faim, elle s’était mise à table sans quitter ni son amazone crottée ni ses brodequins.
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