Au lieu de se déshabiller après le dîner, elle s’était sentie accablée par toutes ses fatigues, et avait laissé aller sa belle tête nue, couverte de ses mille boucles blondes, sur le dossier de l’immense bergère, en gardant ses pieds en avant sur un tabouret. Le feu séchait les éclaboussures de son amazone et de ses brodequins. Ses gants de peau de daim, son petit chapeau de castor, son voile vert et sa cravache étaient sur la console où elle les avait jetés. Elle regardait tantôt la vieille horloge de Boule qui se trouvait sur le chambranle de la cheminée entre deux candélabres à fleurs, pour voir si, d’après l’heure, les quatre conspirateurs étaient couchés ; tantôt la table de boston placée devant la cheminée et occupée par monsieur d’Hauteserre et par sa femme, par le curé de Cinq-Cygne et sa sœur.
Quand même ces personnages ne seraient pas incrustés dans ce drame, leurs têtes auraient encore le mérite de représenter une des faces que prit l’aristocratie après sa défaite de 1793. Sous ce rapport, la peinture du salon de Cinq-Cygne a la saveur de l’histoire vue en déshabillé.
Le gentilhomme, alors âgé de cinquante-deux ans, grand, sec, sanguin, et d’une santé robuste, eût paru capable de vigueur sans de gros yeux d’un bleu faïence dont le regard annonçait une extrême simplicité. Il existait dans sa figure terminée par un menton de galoche, entre son nez et sa bouche, un espace démesuré par rapport aux lois du dessin, qui lui donnait un air de soumission en parfaite harmonie avec son caractère, auquel concordaient les moindres détails de sa physionomie. Ainsi sa chevelure grise, feutrée par son chapeau qu’il gardait presque toute la journée, formait comme une calotte sur sa tête, en en dessinant le contour piriforme. Son front, très-ridé par sa vie campagnarde et par de continuelles inquiétudes, était plat et sans expression. Son nez aquilin relevait un peu sa figure ; le seul indice de force se trouvait dans ses sourcils touffus qui conservaient leur couleur noire, et dans la vive coloration de son teint ; mais cet indice ne mentait point, le gentilhomme quoique simple et doux avait la foi monarchique et catholique, aucune considération ne l’eût fait changer de parti. Ce bonhomme se serait laissé arrêter, il n’eût pas tiré sur les municipaux, et serait allé tout doucettement à l’échafaud. Ses trois mille livres de rentes viagères, sa seule ressource, l’avaient empêcher d’émigrer. Il obéissait donc au gouvernement de Fait, sans cesser d’aimer la famille royale et d’en souhaiter le rétablissement ; mais il eût refusé de se compromettre en participant à une tentative en faveur des Bourbons. Il appartenait à cette portion de royalistes qui se sont éternellement souvenus d’avoir été battus et volés ; qui, dès lors, sont restés muets, économes, rancuniers, sans énergie, mais incapables d’aucune abjuration, ni d’aucun sacrifice ; tout prêts à saluer la royauté triomphante, amis de la religion et des prêtres, mais résolus à supporter toutes les avanies du malheur. Ce n’est plus alors avoir une opinion, mais de l’entêtement. L’action est l’essence des partis. Sans esprit, mais loyal, avare comme un paysan, et néanmoins noble de manières, hardi dans ses vœux mais discret en paroles et en actions, tirant parti de tout, et prêt à se laisser nommer maire de Cinq-Cygne, monsieur d’Hauteserre représentait admirablement ces honorables gentilshommes auxquels Dieu a écrit sur le front le mot mites, qui laissèrent passer au-dessus de leurs gentilhommières et de leurs têtes les orages de la Révolution, qui se redressèrent sous la Restauration riches de leurs économies cachées, fiers de leur attachement discret et qui rentrèrent dans leurs campagnes après 1830. Son costume, expressive enveloppe de ce caractère, peignait l’homme et le temps. Monsieur d’Hauteserre portait une de ces houppelandes, couleur noisette, à petit collet, que le dernier duc d’Orléans avait mises à la mode à son retour d’Angleterre, et qui furent, pendant la Révolution, comme une transaction entre les hideux costumes populaires et les élégantes redingotes de l’aristocratie. Son gilet de velours, à raies fleuretées, dont la façon rappelait ceux de Robespierre et de Saint-Just, laissait voir le haut d’un jabot à petits plis dormant sur la chemise. Il conservait la culotte, mais la sienne était de gros drap bleu, à boucles d’acier bruni. Ses bas en filoselle noire moulaient des jambes de cerf, chaussées de gros souliers maintenus par des guêtres en drap noir. Il avait gardé le col en mousseline à mille plis, serré par une boucle en or sur le cou. Le bonhomme n’avait point entendu faire de l’éclectisme politique en adoptant ce costume à la fois paysan, révolutionnaire et aristocrate, il avait obéi très innocemment aux circonstances.
Madame d’Hauteserre, âgée de quarante ans, et usée par les émotions avait une figure passée qui semblait toujours poser pour un portrait ; et son bonnet de dentelle, orné de coques en satin blanc, contribuait singulièrement à lui donner cet air solennel. Elle mettait encore de la poudre malgré le fichu blanc, la robe en soie puce à manches plates, à jupon très-ample, triste et dernier costume de la reine Marie-Antoinette. Elle avait le nez pincé, le menton pointu. le visage presque triangulaire, des yeux qui avaient pleuré ; mais elle mettait un soupçon de rouge qui ravivait ses yeux gris. Elle prenait du tabac, et à chaque fois elle pratiquait ces jolies précautions dont abusaient autrefois les petites maîtresses ; tous les détails de sa prise constituaient une cérémonie qui s’explique par ce mot : elle avait de jolies mains.
Depuis deux ans, l’ancien précepteur des deux Simeuse, ami de l’abbé d’Hauteserre, nommé Goujet, abbé des Minimes, avait pris pour retraite la cure de Cinq-Cygne par amitié pour les d’Hauteserre et pour la jeune comtesse. Sa sœur, mademoiselle Goujet, riche de sept cents francs de rente, les réunissait aux faibles appointements de la cure, et tenait le ménage de son frère. Ni l’église, ni le presbytère n’avaient été vendus par suite de leur peu de valeur. L’abbé Goujet logeait donc à deux pas du château, car le mur du jardin de la cure et celui du parc étaient mitoyens en quelques endroits.
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