Aussi, deux fois par semaine, l’abbé Goujet et sa sœur dînaient-ils à Cinq-Cygne, où tous les soirs ils venaient faire la partie des d’Hauteserre. Laurence ne savait pas tenir une carte. L’abbé Goujet, vieillard en cheveux blancs et à la figure blanche comme celle d’une vieille femme, doué d’un sourire aimable, d’une voix douce et insinuante, relevait la fadeur de sa face assez poupine par un front où respirait l’intelligence et par des yeux très-fins. De moyenne taille et bien fait, il gardait l’habit noir à la française, portait des boucles d’argent à sa culotte et à ses souliers, des bas de soie noire, un gilet noir sur lequel tombait son rabat, ce qui lui donnait un grand air, sans rien ôter à sa dignité. Cet abbé, qui devint évêque de Troyes à la Restauration, habitué par son ancienne vie à juger les jeunes gens, avait deviné le grand caractère de Laurence, il l’appréciait à toute sa valeur, et il avait de prime abord témoigné une respectueuse déférence à cette jeune fille qui contribua beaucoup à la rendre indépendante à Cinq-Cygne et à faire plier sous elle l’austère vieille dame et le bon gentilhomme, auxquels, selon l’usage, elle aurait dû certainement obéir. Depuis six mois, l’abbé Goujet observait Laurence avec le génie particulier aux prêtres, qui sont les gens les plus perspicaces ; et, sans savoir que cette jeune fille de vingt-trois ans pensait à renverser Bonaparte au moment où ses faibles mains détortillaient un brandebourg défait de son amazone, il la supposait cependant agitée d’un grand dessein.
Mademoiselle Goujet était une de ces filles dont le portrait est fait en deux mots qui permettent aux moins imaginatifs de se les représenter : elle appartenait au genre des grandes haquenées. Elle se savait laide, elle riait la première de sa laideur en montrant ses longues dents jaunes comme son teint et ses mains ossues. Elle était entièrement bonne et gaie. Elle portait le fameux casaquin du vieux temps, une jupe très-ample à poches toujours pleines de clefs, un bonnet à rubans et un tour de cheveux. Elle avait eu quarante ans de très bonne heure ; mais elle se rattrapait, disait-elle, en s’y tenant depuis vingt ans. Elle vénérait la noblesse, et savait garder sa propre dignité, en rendant aux personnes nobles tout ce qui leur était dû de respects et d’hommages.
Cette compagnie était venue fort à propos à Cinq-Cygne pour madame d’Hauteserre, qui n’avait pas, comme son mari, des occupations rurales, ni, comme Laurence, le tonique d’une haine pour soutenir le poids d’une vie solitaire. Aussi s’était-il en quelque sorte amélioré depuis six ans. Le culte catholique rétabli permettait de remplir les devoirs religieux, qui ont plus de retentissement dans la vie de campagne que partout ailleurs. Monsieur et madame d’Hauteserre, rassurés par les actes conservateurs du Premier Consul, avaient pu correspondre avec leurs fils, avoir de leurs nouvelles, ne plus trembler pour eux, les prier de solliciter leur radiation et de rentrer en France. Le Trésor avait liquidé les arrérages des rentes, et pavait régulièrement les semestres. Les d’Hauteserre possédaient alors de plus que leur viager huit mille francs de rentes. Le vieillard s’applaudissait de la sagesse de ses prévisions, il avait placé toutes ses économies, vingt mille francs, en même temps que sa pupille, après [avant] le dix-huit brumaire, qui fit, comme on le sait, monter les fonds de douze à dix-huit francs.
Long-temps Cinq-Cygne était resté nu, vide et dévasté. Par calcul, le prudent tuteur n’avait pas voulu, durant les commotions révolutionnaires, en changer l’aspect ; mais, à la paix d’Amiens, il avait fait un voyage à Troyes, pour en rapporter quelques débris des deux hôtels pillés, rachetés chez des fripiers. Le salon avait alors été meublé par ses soins. De beaux rideaux de lampasse blanc à fleurs vertes provenant de l’hôtel Simeuse ornaient les six croisées du salon où se trouvaient alors ces personnages. Cette immense pièce était entièrement revêtue de boiseries divisées en panneaux, encadrés de baguettes perlées, décorés de mascarons aux angles, et peints en deux tons de gris. Les dessus des quatre portes offraient de ces sujets en grisaille qui furent à la mode sous Louis XV. Le bonhomme avait trouvé à Troyes des consoles dorées, un meuble en lampasse vert, un lustre de cristal, une table à jouer en marqueterie, et tout ce qui pouvait servir à la restauration de Cinq-Cygne. En 1792, tout le mobilier du château avait été pris, car le pillage des hôtels eut son contre-coup dans la vallée. Chaque fois que le vieillard allait à Troyes, il en revenait avec quelques reliques de l’ancienne splendeur, tantôt un beau tapis comme celui qui était tendu sur le parquet du salon, tantôt une partie de vaisselle ou de vieilles porcelaines de Saxe et de Sèvres. Depuis six mois, il avait osé déterrer l’argenterie de Cinq-Cygne, que le cuisinier avait enterrée dans une petite maison à lui appartenant et située au bout d’un des longs faubourgs de Troyes.
Ce fidèle serviteur, nommé Durieu, et sa femme, avaient toujours suivi la fortune de leur jeune maîtresse. Durieu était le factotum du château, comme sa femme en était la femme de charge. Durieu avait pour se faire aider à la cuisine la sœur de Catherine, à laquelle il enseignait son art, et qui devenait une excellente cuisinière. Un vieux jardinier, sa femme, son fils payé à la journée, et leur fille qui servait de vachère, complétaient le personnel du château. Depuis six mois, la Durieu avait fait faire en secret une livrée aux couleurs des Cinq-Cygne pour le fils du jardinier et pour Gothard.
1 comment