Violette était franchement envieux ; mais, dans toutes ses malices, il restait dans les limites de la légalité, ni plus ni moins qu’une Opposition parlementaire. Il croyait que sa fortune dépendait de la ruine des autres, et tout ce qui se trouvait au-dessus de lui était pour lui un ennemi envers lequel tous les moyens devaient être bons. Ce caractère est très-commun chez les paysans. Sa grande affaire du moment était d’obtenir de Malin une prorogation du bail de sa ferme qui n’avait plus que six ans à courir. Jaloux de la fortune du régisseur, il le surveillait de près ; les gens du pays lui faisaient la guerre sur ses liaisons avec les Michu ; mais, dans l’espoir de faire continuer son bail pendant douze autres années, le rusé fermier épiait une occasion de rendre service au gouvernement ou à Malin qui se défiait de Michu. Violette, aidé par le garde particulier de Gondreville, par le garde-champêtre et par quelques faiseurs de fagots, tenait le commissaire de police d’Arcis au courant des moindres actions de Michu. Ce fonctionnaire avait tenté, mais inutilement, de mettre Marianne, la servante de Michu, dans les intérêts du gouvernement ; mais Violette et ses affidés savaient tout par Gaucher, le petit domestique sur la fidélité duquel Michu comptait, et qui le trahissait pour des vétilles, pour des gilets, des boucles, des bas de coton, des friandises. Ce garçon ne soupçonnait pas d’ailleurs l’importance de ses bavardages. Violette noircissait toutes les actions de Michu, il les rendait criminelles par les plus absurdes suppositions à l’insu du régisseur, qui savait néanmoins le rôle ignoble joué chez lui par le fermier, et qui se plaisait à le mystifier.
— Vous avez donc bien des affaires à Bellache, que vous voilà encore ! dit Michu.
— Encore ! c’est un mot de reproche, monsieur Michu. Vous ne comptez pas siffler aux moineaux avec une pareille clarinette ! Je ne vous connaissais point cette carabine-là...
— Elle a poussé dans un de mes champs où il vient des carabines, répondit Michu. Tenez, voilà comme je les sème.
Le régisseur mit en joue une vipérine à trente pas de lui et la coupa net.
— Est-ce pour garder votre maître que vous avez cette arme de bandit ? il vous en aura peut-être fait cadeau.
— Il est venu de Paris exprès pour me l’apporter, répondit Michu.
— Le fait est qu’on jase bien, dans tout le pays, de son voyage ; les uns le disent en disgrâce, et qu’il se retire des affaires, les autres qu’il veut voir clair ici ; au fait, pourquoi qu’il arrive sans dire gare, absolument comme le Premier Consul ? saviez-vous qu’il venait ?
— Je ne suis pas assez bien avec lui pour être dans sa confidence.
— Vous ne l’avez donc pas encore vu ?
— Je n’ai su son arrivée qu’à mon retour de ma ronde dans la forêt, répliqua Michu qui rechargeait sa carabine.
— Il a envoyé chercher monsieur Grévin à Arcis, ils vont tribuner quelque chose ?
Malin avait été tribun.
— Si vous allez du côté de Cinq-Cygne, dit le régisseur à Violette, prenez-moi, j’y vais.
Violette était trop peureux pour garder en croupe un homme de la force de Michu, il piqua des deux. Le Judas mit sa carabine sur l’épaule et s’élança dans l’avenue.
— A qui donc Michu en veut-il ? dit Marthe à sa mère.
— Depuis qu’il a su l’arrivée de monsieur Malin, il est devenu bien sombre, répondit-elle. Mais il fait humide, rentrons.
Quand les deux femmes furent assises sous le manteau de la cheminée, elles entendirent Courant.
— Voilà mon mari ! s’écria Marthe.
En effet, Michu montait l’escalier ; sa femme inquiète le rejoignit dans leur chambre.
— Vois s’il n’y a personne, dit-il à Marthe d’une voix émue.
— Personne, répondit-elle, Marianne est aux champs avec la vache, et Gaucher...
— Où est Gaucher ? reprit-il.
— Je ne sais pas.
— Je me défie de ce petit drôle ; monte au grenier, fouille le grenier, et cherche-le dans les moindres coins de ce pavillon.
Marthe sortit et alla ; quand elle revint, elle trouva Michu, les genoux en terre, et priant.
— Qu’as-tu donc ? dit-elle effrayée.
Le régisseur prit sa femme par la taille, l’attira sur lui, la baisa au front et lui répondit d’une voix émue : — Si nous ne nous revoyons plus, sache, ma pauvre femme, que je t’aimais bien. Suis de point en point les instructions qui sont écrites dans une lettre enterrée au pied du mélèze de ce massif, dit-il après une pause en lui désignant un arbre, elle est dans un rouleau de fer-blanc. N’y touche qu’après ma mort. Enfin, quoi qu’il m’arrive, pense, malgré l’injustice des hommes, que mon bras a servi la justice de Dieu.
Marthe, qui pâlit par degrés, devint blanche comme son linge, elle regarda son mari d’un œil fixe et agrandi par l’effroi, elle voulut parler, elle se trouva le gosier sec. Michu s’évada comme une ombre, il avait attaché au pied de son lit Couraut, qui se mit à hurler comme hurlent les chiens au désespoir.
La colère de Michu contre monsieur Marion avait eu de sérieux motifs, mais elle s’était reportée sur un homme beaucoup plus criminel à ses yeux, sur Malin dont les secrets s’étaient dévoilés aux yeux du régisseur, plus en position que personne d’apprécier la conduite du Conseiller-d’État. Le beau-père de Michu avait eu, politiquement parlant, la confiance de Malin, nommé Représentant de l’Aube à la Convention par les soins de Grévin.
Peut-être n’est-il pas inutile de raconter les circonstances qui mirent les Simeuse et les Cinq-Cygne en présence avec Malin, et qui pesèrent sur la destinée des deux jumeaux et de mademoiselle de Cinq-Cygne, mais plus encore sur celle de Marthe et de Michu. A Troyes, l’hôtel de Cinq-Cygne faisait face à celui de Simeuse. Quand la populace, déchaînée par des mains aussi savantes que prudentes, eut pillé l’hôtel de Simeuse, découvert le marquis et la marquise accusés de correspondre avec les ennemis, et les eut livrés à des gardes nationaux qui les menèrent en prison, la foule conséquente cria : — Aux Cinq-Cygne ! Elle ne concevait pas que les Cinq-Cygne fussent innocents du crime des Simeuse. Le digne et courageux marquis de Simeuse, pour sauver ses deux fils, âges de dix-huit ans, que leur courage pouvait compromettre, les avait confiés, quelques instants avant l’orage, à leur tante, la comtesse de Cinq-Cygne. Deux domestiques attachés à la maison de Simeuse tenaient les jeunes gens renfermés. Le vieillard, qui ne voulait pas voir finir son nom, avait recommandé de tout cacher à ses fils, en cas de malheurs extrêmes. Laurence, alors âgée de douze ans, était également aimée par les deux frères, et les aimait également aussi. Comme beaucoup de jumeaux, les deux Simeuse se ressemblaient tant, que pendant long-temps leur mère leur donna des vêtements de couleurs différentes pour ne pas se tromper. Le premier venu, l’aîné, s’appelait Paul-Marie, l’autre Marie-Paul. Laurence de Cinq-Cygne, à qui l’on avait confié le secret de la situation, joua très-bien son rôle de femme ; elle supplia ses cousins, les amadoua, les garda jusqu’au moment où la populace entoura l’hôtel de Cinq-Cygne. Les deux frères comprirent alors le danger au même moment, et se le dirent par un même regard. Leur résolution fut aussitôt prise, ils armèrent leurs deux domestiques, ceux de la comtesse de Cinq-Cygne, barricadèrent la porte, se mirent aux fenêtres, après en avoir fermé les persiennes, avec cinq domestiques et l’abbé de Hauteserre, un parent des Cinq-Cygne. Les huit courageux champions firent un feu terrible sur cette masse.
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