On le sait et on n’a pas confiance en lui. Rappelez-vous quelles difficultés les ingénieurs ont éprouvées pour le lancer. Il ne voulait pas plus aller à l’eau que l’hôpital de Greenwich. Je crois même que Brunnel, qui l’a construit, est mort « des suites de l’opération », comme nous disons en médecine.

– Ah ! çà, docteur, repris-je, est-ce que vous seriez matérialiste ?

– Pourquoi cette question ?

– Parce que j’ai remarqué que bien des gens qui ne croient pas en Dieu croient à tout le reste, même au mauvais œil.

– Plaisantez, monsieur, reprit le docteur, mais laissez-moi continuer mon argumentation. Le Great Eastern a déjà ruiné plusieurs compagnies. Construit pour le transport des émigrants et le trafic des marchandises en Australie, il n’a jamais été en Australie. Combiné pour donner une vitesse supérieure à celle des paquebots transocéaniens, il leur est resté inférieur.

– De là, dis-je, à conclure que…

– Attendez, répondit le docteur. Un des capitaines du Great Eastern s’est déjà noyé, et c’était l’un des plus habiles, car en le tenant à peu près debout à la lame, il savait éviter cet intolérable roulis.

– Eh bien ! dis-je, il faut regretter la mort de cet homme habile, et voilà tout.

– Puis, reprit Dean Pitferge, sans se soucier de mon incrédulité, on raconte des histoires sur ce steamship. On dit qu’un passager qui s’est égaré dans ses profondeurs, comme un pionnier dans les forêts d’Amérique, n’a jamais pu être retrouvé.

– Ah ! fis-je ironiquement, voilà un fait !

– On raconte aussi, reprit le docteur, que, pendant la construction des chaudières, un mécanicien a été soudé, par mégarde, dans la boîte à vapeur.

– Bravo ! m’écriai-je. Le mécanicien soudé ! E ben trovato. Vous y croyez, docteur ?

– Je crois, me répondit Pitferge, je crois très sérieusement que notre voyage a mal commencé et qu’il finira mal.

– Mais le Great Eastern est un bâtiment solide, répliquai-je, et d’une rigidité de construction qui lui permet de résister comme un bloc plein, et de défier les mers les plus furieuses !

– Sans doute, il est solide, reprit le docteur, mais laissez-le tomber dans le creux des lames, et vous verrez s’il s’en relève. C’est un géant, soit, mais un géant dont la force n’est pas en proportion avec la taille. Les machines sont trop faibles pour lui. Avez-vous entendu parler de son dix-neuvième voyage entre Liverpool et New York ?

– Non, docteur ?

– Eh bien, j’étais à bord. Nous avions quitté Liverpool, le 10 décembre, un mardi. Les passagers étaient nombreux, et tous pleins de confiance. Les choses allèrent bien tant que nous fûmes abrités des lames du large par la côte d’Irlande.

Pas de roulis, pas de malades. Le lendemain, même indifférence à la mer. Même enchantement des passagers. Le 12, vers le matin, le vent fraîchit. La houle du large nous prit par le travers, et le Great Eastern de rouler. Les passagers, hommes et femmes, disparurent dans les cabines. À quatre heures, le vent soufflait en tempête. Les meubles entrèrent en danse. Une des glaces du grand salon est brisée d’un coup de la tête de votre serviteur. Toute la vaisselle se casse. Un vacarme épouvantable ! Huit embarcations sont arrachées de leurs portemanteaux dans un coup de mer. En ce moment la situation devient grave. La machine des roues a dû être arrêtée. Un énorme morceau de plomb, déplacé par le roulis, menaçait de s’engager dans ses organes. Cependant l’hélice continuait de nous pousser en avant. Bientôt les roues reprennent à demi-vitesse; mais l’une d’elles, pendant son arrêt, a été faussée; ses rayons et ses pales raclent la coque du navire.