Il faut arrêter
de nouveau la machine et se contenter de l’hélice pour tenir la
cape. La nuit fut horrible. La tempête avait redoublé. Le Great
Eastern était tombé dans le creux des lames et ne pouvait s’en
relever. Au point du jour, il ne restait pas une ferrure des roues.
On hissa quelques voiles pour évoluer et remettre le navire debout
à la mer. Voiles aussitôt emportées que tendues. La confusion règne
partout. Les chaînes-câbles, arrachées de leur puits, roulent d’un
bord à l’autre. Un parc à bestiaux est défoncé, et une vache tombe
dans le salon des dames à travers l’écoutille. Nouveau
malheur ! la mèche du gouvernail se rompt. On ne gouverne
plus. Des chocs épouvantables se font entendre. C’est un réservoir
à huile, pesant trois mille kilos, dont les saisines se sont
brisées, et qui, balayant l’entrepont, frappe alternativement les
flancs intérieurs qu’il va défoncer peut-être ! Le samedi se
passe au milieu d’une épouvante générale. Toujours dans le creux
des lames. Le dimanche seulement, le vent commence à mollir. Un
ingénieur américain, passager à bord, parvint à frapper des chaînes
sur le safran du gouvernail. On évolue peu à peu. Le grand
Great Eastern se remet debout à la mer, et huit jours
après avoir quitté Liverpool nous rentrions à Queen’s town. Or qui
sait, monsieur, où nous serons dans huit jours ! »
Chapitre 9
Il faut l’avouer, le docteur Dean Pitferge n’était pas
rassurant. Les passagères ne l’auraient pas entendu sans frémir.
Plaisantait-il ou parlait-il sérieusement ? Était-il vrai
qu’il suivît le Great Eastern dans toutes ses traversées
pour assister à quelque catastrophe ? Tout est possible de la
part d’un excentrique, surtout quand il est anglais.
Cependant le steamship continuait sa route, en roulant comme un
canot. Il gardait imperturbablement la ligne loxodromique des
bateaux à vapeur. On sait que sur une surface plane le plus court
chemin d’un point à un autre c’est la ligne droite. Sur une sphère,
c’est la ligne courbe formée par la circonférence des grands
cercles. Les navires, pour abréger la traversée, ont donc intérêt à
suivre cette route. Mais les bâtiments à voiles ne peuvent garder
cette ligne, quand ils ont le vent debout. Seuls, les steamers sont
maîtres de se maintenir suivant une direction rigoureuse, et ils
prennent la route des grands cercles. C’est ce que fit le Great
Eastern en s’élevant un peu vers le nord-ouest.
Le roulis continuait. Cet horrible mal de mer, à la fois
contagieux et épidémique, faisait de rapides progrès. Quelques
passagers, hâves, exsangues, le nez pincé, les joues creuses, les
tempes serrées, demeuraient quand même sur le pont pour y humer le
grand air. Pour la plupart, ils étaient furieux contre le
malencontreux steamship qui se comportait comme une véritable
bouée, et contre la Société des Affréteurs, dont les
prospectus portaient que le mal de mer « était inconnu à bord
».
Vers neuf heures du matin, un objet fut signalé à trois ou
quatre milles par la hanche de bâbord.
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