Était-ce une épave, une
carcasse de baleine ou une carcasse de navire ? On ne pouvait
le distinguer encore. Un groupe de passagers valides, réunis sur le
roufle de l’avant, observait ce débris qui flottait à trois cents
milles de la côte la plus rapprochée.
Cependant, le Great Eastern avait laissé porter vers
l’objet signalé. Les lorgnettes manœuvraient avec ensemble. Les
appréciations allaient grand train, et entre ces Américains et ces
Anglais, pour lesquels tout prétexte à gageure est bon, les enjeux
commençaient à monter. Parmi ces parieurs enragés, je remarquai un
homme de haute taille, dont la physionomie me frappa par des signes
non équivoques d’une profonde duplicité. Cet individu avait un
sentiment de haine générale stéréotypé sur ses traits, auquel ne se
fussent mépris ni les physionomistes ni les physiologistes, le
front plissé par une ride verticale, le regard à la fois audacieux
et inattentif, l’œil sec, les sourcils très rapprochés, les épaules
hautes, la tête au vent, enfin tous les indices d’une rare
impudence jointe à une rare fourberie. Quel était cet homme ?
Je l’ignorais, mais il me déplut singulièrement. Il parlait haut et
de ce ton qui semble contenir une insulte. Quelques acolytes,
dignes de lui, riaient à ses plaisanteries de mauvais goût. Ce
personnage prétendait reconnaître dans l’épave une carcasse de
baleine, et il appuyait son dire de paris importants qui trouvaient
immédiatement des teneurs.
Ces paris qui se montèrent à plusieurs centaines de dollars, il
les perdit tous. En effet, cette épave était une coque de navire.
Le steamship s’en approchait rapidement. On pouvait déjà voir le
cuivre vert-de-grisé de sa carène. C’était un trois-mâts, rasé de
sa mâture, et couché sur le flanc. Il devait jauger cinq ou six
cents tonneaux. À ses porte-haubans pendaient des carènes
brisées.
Ce navire avait-il été abandonné par son équipage ? C’était
la question ou, pour employer l’expression anglaise, la « great
attraction » du moment. Cependant, personne ne se montrait sur
cette coque. Peut-être les naufragés s’étaient-ils réfugiés à
l’intérieur ? Armé de ma lunette, je voyais depuis quelques
instants un objet remuer sur l’avant du navire; mais je reconnus
bientôt que c’était un reste de foc que le vent agitait.
À la distance d’un demi-mille, tous les détails de cette coque
devinrent visibles. Elle était neuve et dans un parfait état de
conservation. Son chargement, qui avait glissé sous le vent,
l’obligeait à conserver la bande sur tribord. Évidemment, ce
bâtiment, engagé dans un moment critique, avait dû sacrifier sa
mâture.
Le Great Eastern s’en approcha. Il en fit le tour. Il
signala sa présence par de nombreux coups de sifflet. L’air en
était déchiré. Mais l’épave demeura muette et inanimée. Dans tout
cet espace de mer circonscrit par l’horizon, rien en vue. Pas une
embarcation aux flancs du bâtiment naufragé.
L’équipage avait eu sans doute le temps de s’enfuir. Mais
avait-il pu gagner la terre distante de trois cents milles ?
De frêles canots pouvaient-ils résister aux lames qui balançaient
si effroyablement le Great Eastern ? À quelle date
d’ailleurs remontait cette catastrophe ? Par ces vents
régnants, ne fallait-il pas chercher plus loin, dans l’ouest, le
théâtre du naufrage ?
Cette coque ne dérivait-elle pas depuis longtemps déjà sous la
double influence des courants et des brises ? Toutes ces
questions devaient rester sans réponse.
Lorsque le steamship rangea l’arrière du navire naufragé, je lus
distinctement sur son tableau le nom de Lérida; mais la
désignation de son port d’attache n’était pas indiquée. À sa forme,
à ses façons relevées, à l’élancement particulier de son étrave,
les matelots du bord le déclaraient de construction américaine.
Un bâtiment de commerce, un vaisseau de guerre, n’eût point
hésité à amariner cette coque, qui renfermait sans doute une
cargaison de prix. On sait que dans ces cas de sauvetage, les
ordonnances maritimes attribuent aux sauveteurs le tiers de la
valeur. Mais le Great Eastern, chargé d’un service
régulier, ne pouvait prendre cette épave à sa remorque pendant des
milliers de milles.
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