De plus, un
vent violent du sud-ouest trouvait prise sur sa masse et joignait
son action à celle du flux. Il fallait donc employer de puissants
engins pour arracher les ancres pesantes de leur fond de vase. Un «
anchor-boat », sorte de bateau destiné à cette opération, était
venu se bosser sur les chaînes; mais ses cabestans ne suffirent
pas, et l’on dut se servir des appareils mécaniques que le
Great Eastern avait à sa disposition.
À l’avant, une machine de la force de soixante-dix chevaux était
disposée pour le hissage des ancres. Il suffisait d’envoyer la
vapeur des chaudières dans ses cylindres pour obtenir immédiatement
une force considérable, qu’on pouvait directement appliquer au
cabestan sur lequel les chaînes étaient garnies. Ce fut fait. Mais,
si puissante qu’elle fût, la machine se trouva insuffisante. Il
fallut donc lui venir en aide. Le capitaine Anderson fit mettre les
barres, et une cinquantaine d’hommes vinrent virer au cabestan.
Le steamship commença de venir sur ses ancres. Mais le travail
se faisait lentement; les maillons cliquetaient, non sans peine,
dans les écubiers de l’étrave, et, à mon avis, on aurait pu
soulager les chaînes en donnant quelques tours de roues, de manière
à les embarquer plus aisément.
J’étais à ce moment sur la dunette de l’avant, avec un certain
nombre de passagers. Nous observions tous les détails de
l’opération et les progrès de l’appareillage. Près de moi, un
voyageur, impatienté sans doute des lenteurs de la manœuvre,
haussait fréquemment les épaules, et n’épargnait pas à
l’impuissante machine ses moqueries incessantes. C’était un petit
homme maigre, nerveux, à mouvements fébriles, dont on voyait à
peine les yeux sous le plissement de leurs paupières. Un
physionomiste eût reconnu, dès l’abord, que les choses de la vie
devaient apparaître par leur côté plaisant à ce philosophe de
l’école de Démocrite, dont les muscles zygomatiques, nécessaires à
l’action du rire, ne restaient jamais en repos. Au demeurant – je
le vis plus tard – un aimable compagnon de voyage.
« Monsieur, me dit-il, jusqu’ici j’avais cru que les machines
étaient faites pour aider les hommes, et non les hommes pour aider
les machines ! »
J’allais répondre à cette juste observation, quand des cris
retentirent. Mon interlocuteur et moi nous étions précipités vers
l’avant. Sans exception, tous les hommes disposés sur les barres
avaient été renversés; les uns se relevaient; d’autres gisaient sur
le pont. Un pignon de la machine ayant cassé, le cabestan avait
déviré irrésistiblement sous la traction effroyable des chaînes.
Les hommes, pris à revers, avaient été frappés avec une violence
extrême à la tête ou à la poitrine. Dégagées de leurs rabans
cassés, les barres, faisant mitraille autour d’elles, venaient de
tuer quatre matelots et d’en blesser douze. Parmi ces derniers, le
maître d’équipage, un Écossais de Dundee.
On se précipita vers ces malheureux. Les blessés furent conduits
au poste des malades, situé à l’arrière. Quant aux quatre morts, on
s’occupa de les débarquer immédiatement. D’ailleurs, les
Anglo-Saxons ont une telle indifférence pour la vie des gens que
cet événement ne provoqua qu’une médiocre impression à bord. Ces
infortunés, tués ou blessés, n’étaient que les dents d’un rouage
que l’on pouvait remplacer à peu de frais. On fit le signal de
revenir au tender, déjà éloigné. Quelques minutes après, il
accostait le navire.
Je me dirigeai vers la coupée. L’escalier n’avait pas encore été
relevé. Les quatre cadavres, enveloppés de couvertures, furent
descendus et déposés sur le pont du tender. Un des médecins du bord
s’embarqua afin de les accompagner jusqu’à Liverpool, avec
recommandation de rejoindre ensuite le Great Eastern en
toute diligence. Le tender s’éloigna aussitôt, et les matelots
allèrent à l’avant laver les flaques de sang qui tachaient le
pont.
Je dois dire aussi qu’un passager, légèrement endommagé par un
éclat de barre, profita de la circonstance pour s’en retourner par
le tender. Il avait déjà assez du Great Eastern.
Cependant, je regardais le petit boat s’éloigner à toute vapeur.
Lorsque je me retournai, mon compagnon à figure ironique murmura
derrière moi ces paroles :
« Un voyage qui commence bien !
– Bien mal, monsieur, répondis-je.
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