C’était un homme de cinquante ans, blond fauve, de ce
blond qui maintient sa nuance en dépit du temps et de l’âge, la
taille haute, la figure large et souriante, la physionomie calme,
l’air bien anglais, marchant d’un pas tranquille et uniforme, la
voix douce, les yeux un peu clignotants, jamais les mains dans les
poches, toujours irréprochablement ganté, élégamment vêtu, avec ce
signe particulier, le petit bout de son mouchoir blanc sortant de
la poche de sa redingote bleue à triple galon d’or.
Le second du navire contrastait singulièrement avec le capitaine
Anderson. Il est facile à peindre; un petit homme vif, la peau très
hâlée, l’œil un peu injecté, de la barbe noire jusqu’aux yeux, des
jambes arquées qui défiaient toutes les surprises du roulis. Marin
actif, alerte, très au courant du détail, il donnait ses ordres
d’une voix brève, ordres que répétait le maître d’équipage avec ce
rugissement de lion enrhumé qui est particulier à la marine
anglaise. Ce second se nommait W… Je crois que c’était un officier
de la flotte, détaché, par permission spéciale, à bord du Great
Eastern. Enfin, il avait des allures de « loup de mer », et il
devait être de l’école de cet amiral français – un brave à toute
épreuve –, qui, au moment du combat, criait invariablement à ses
hommes : « Allons, enfants, ne bronchez pas, car vous savez que
j’ai l’habitude de me faire sauter ! »
En dehors de cet état-major, les machines étaient sous le
commandement d’un ingénieur en chef aidé de huit ou dix officiers
mécaniciens. Sous ses ordres manœuvrait un bataillon de deux cent
cinquante hommes, tant soutiers que chauffeurs ou graisseurs, qui
ne quittaient guère les profondeurs du bâtiment.
D’ailleurs, avec dix chaudières ayant dix fourneaux chacune,
soit cent feux à conduire, ce bataillon était occupé nuit et jour.
Quant à l’équipage proprement dit du steamship, maîtres,
quartiers-maîtres, gabiers, timoniers et mousses, il comprenait
environ cent hommes. De plus, deux cents stewards étaient affectés
au service des passagers.
Tout le monde se trouvait donc à son poste. Le pilote qui devait
« sortir » le Great Eastern des passes de la Mersey était
à bord depuis la veille. J’aperçus aussi un pilote français, de
l’île de Molène, près d’Ouessant, qui devait faire avec nous la
traversée de Liverpool à New York et, au retour, rentrer le
steamship dans la rade de Brest.
« Je commence à croire que nous partirons aujourd’hui, dis-je au
lieutenant H…
– Nous n’attendons plus que nos voyageurs, me répondit mon
compatriote.
– Sont-ils nombreux ?
– Douze ou treize cents.» C’était la population d’un gros bourg.
À onze heures et demie, on signala le tender, encombré de passagers
enfouis dans les chambres, accrochés aux passerelles, étendus sur
les tambours, juchés sur les montagnes de colis qui surmontaient le
pont. C’était, comme je l’appris ensuite, des Californiens, des
Canadiens, des Yankees, des Péruviens, des Américains du Sud, des
Anglais, des Allemands, et deux ou trois Français. Entre tous se
distinguaient le célèbre Cyrus Field, de New York; l’honorable John
Rose, du Canada; l’honorable Mac Alpine, de New York; Mr et Mrs
Alfred Cohen, de San Francisco; Mr et Mrs Whitney, de Montréal; le
capitaine Mac Ph… et sa femme. Parmi les Français se trouvait le
fondateur de la Société des Affréteurs du Great Eastern,
M. Jules D…, représentant de cette Telegraph Construction and
Maintenance Company, qui avait apporté dans l’affaire une
contribution de vingt mille livres.
Le tender se rangea au pied de l’escalier de tribord. Alors
commença l’interminable ascension des bagages et des passagers,
mais sans hâte, sans cris, ainsi que font des gens qui rentrent
tranquillement chez eux. Des Français, eux, auraient cru devoir
monter là comme à l’assaut, et se comporter en véritables zouaves.
Dès que chaque passager avait mis le pied sur le pont du steamship,
son premier soin était de descendre dans les salles à manger et d’y
marquer la place de son couvert. Sa carte ou son nom crayonné sur
un bout de papier suffisaient à lui assurer sa prise de possession.
D’ailleurs, un lunch était servi en ce moment et, en quelques
instants, toutes les tables furent garnies de convives, qui,
lorsqu’ils sont anglo-saxons, savent parfaitement combattre à coups
de fourchette les ennuis d’une traversée.
J’étais resté sur le pont afin de suivre tous les détails de
l’embarquement. À midi et demi, les bagages étaient transbordés. Je
vis là, pêle-mêle, mille colis de toutes formes, de toutes
grandeurs, des caisses aussi grosses que des wagons, qui pouvaient
contenir un mobilier, de petites trousses de voyage d’une élégance
parfaite, des sacs aux angles capricieux, et ces malles américaines
ou anglaises, si reconnaissables au luxe de leurs courroies, à leur
bouclage multiple, à l’éclat de leurs cuivres, à leurs épaisses
couvertures de toile sur lesquelles se détachaient deux ou trois
grandes initiales brossées à travers des découpages de fer-blanc.
Bientôt tout ce fouillis eut disparu dans les magasins, j’allais
dire dans les gares de l’entrepont, et les derniers manœuvres,
porteurs ou guides, redescendirent sur le tender, qui déborda après
avoir encrassé les pavois du Great Eastern des scories de
sa fumée.
Je retournais vers l’avant; quand soudain je me trouvai en
présence de ce jeune homme que j’avais entrevu sur le quai de New
Prince. Il s’arrêta en m’apercevant, et me tendit une main que je
serrai aussitôt avec affection.
« Vous, Fabian ! m’écriai-je, vous, ici ?
– Moi-même, cher ami.
– Je ne m’étais donc pas trompé, c’est bien vous que j’ai
entrevu, il y a quelques jours, sur la cale de départ ?
– C’est probable, me répondit Fabian, mais je ne vous ai pas
aperçu.
– Et vous venez en Amérique ?
– Sans doute ! Un congé de quelques mois, peut-on le mieux
passer qu’à courir le monde ?
– Heureux le hasard qui vous a fait choisir le Great
Eastern pour cette promenade de touriste.
– Ce n’est point un hasard, mon cher camarade. J’ai lu dans un
journal que vous preniez passage à bord du Great Eastern,
et, comme nous ne nous étions pas rencontrés depuis quelques
années, je suis venu trouver le Great Eastern pour faire
la traversée avec vous.
– Vous arrivez de l’Inde ?
– Parle Godavery, qui m’a débarqué avant-hier à
Liverpool.
– Et vous voyagez, Fabian ?… lui demandai-je en observant
sa figure pâle et triste.
– Pour me distraire, si je le puis », répondit, en me pressant
la main avec émotion, le capitaine Fabian Mac Elwin.
Chapitre 4
Fabian m’avait quitté pour surveiller son installation dans la
cabine 73, de la série du grand salon, dont le numéro était porté
sur son billet. En ce moment, de grosses volutes de fumée
tourbillonnaient à l’orifice des larges cheminées du steamship. On
entendait frémir la coque des chaudières jusque dans les
profondeurs du navire. La vapeur assourdissante fusait par les
tuyaux d’échappement et retombait en pluie fine sur le pont.
Quelques remous bruyants annonçaient que les machines s’essayaient.
L’ingénieur avait de la pression. On pouvait partir.
Il fallut d’abord lever l’ancre. Le flot montait encore, et le
Great Eastern, évité sous sa poussée, lui présentait
l’avant. Il était donc tout paré pour descendre la rivière. Le
capitaine Anderson avait dû choisir ce moment pour appareiller, car
la longueur du Great Eastern ne lui permettait pas
d’évoluer dans la Mersey. N’étant point entraîné par le jusant,
mais, au contraire, refoulant le flot rapide, il était plus maître
de son navire et plus certain de manœuvrer habilement au milieu des
bâtiments nombreux qui sillonnaient la rivière. Le moindre
attouchement de ce colosse eût été désastreux.
Lever l’ancre dans ces conditions exigeait des efforts
considérables. En effet, le steamship, poussé par le courant,
tendait les chaînes sur lesquelles il était affourché.
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