Enfin j'ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie-de-vin, de doux vert Louis XV, et Véronèse, contrastant avec les vertjaune et les vert-bleu durs, tout cela dans une atmosphère de fournaise infernale, de soufre pâle, à exprimer comme la puissance des ténèbres d'un assommoir.

Et toutefois sous une apparence de gaieté japonaise et la bonhomie du Tartarin...


23 juillet 1890.


Peut-être verras-tu ce croquis du jardinier de Daubigny — c'est une de mes toiles les plus voulues — j'y joins un croquis de vieux chaumes et les croquis de deux toiles de trente représentant d'immenses étendues de blé après la pluie...

Le jardin de Daubigny avant-plan d'herbe verte et rose. A gauche un buisson vert et lilas et une souche de plante à feuillages blanchâtres. Au milieu un parterre de roses, à droite une claie, un mur, et, au-dessus du mur un noisetier à feuillage violet. Puis une haie de lilas, une rangée de tilleuls arrondis jaunes, la maison elle-même dans le fond, rose, à toits de tuiles bleuâtres. Un banc et trois chaises, une figure noire à chapeau jaune et sur l'avant-plan un chat noir. Ciel vert pâle.


Qu'il semble facile d'écrire ainsi.


Eh bien ! essayez donc et dites-moi si, n'étant pas l'auteur d'une toile de Van Gogh, vous pourriez la décrire aussi simplement, sèchement, objectivement, durablement, valablement, solidement, opaquement, massivement, authentiquement et miraculeusement que dans cette petite lettre de lui.

(Car le clou séparatif critère n'est pas une question d'ampleur ou de crampe, mais de simple force personnelle du poing.)

Je ne décrirai donc pas un tableau de Van Gogh après Van Gogh, mais je dirai que Van Gogh est peintre parce qu'il a recollecté la nature, qu'il l'a comme retranspirée et fait suer, qu'il a fait gicler en faisceaux sur ses toiles, en gerbes comme monumentales de couleurs, le séculaire concassement d'éléments, l'épouvantable pression élémentaire d'apostrophes, de stries, de virgules, de barres dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient faits.


Et de combien de coudoiements réprimés, de heurts oculaires pris sur le vif, de cillements pris dans le motif, les courants lumineux des forces qui travaillent la réalité ont-ils eu à renverser le barrage avant d'être enfin refoulés, et comme hissés sur la toile, et acceptés ?


Il n'y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh, pas de visions, pas d'hallucinations.

C'est de la vérité torride d'un soleil de deux heures de l'après-midi.

Un lent cauchemar génésique petit à petit élucidé.

Sans cauchemar et sans effet.

Mais la souffrance du pré-natal y est.

C'est le luisant mouillé d'un herbage, de la tige d'un plant de blé qui est là prêt à être extradé.

Et dont la nature un jour rendra compte.

Comme la société aussi rendra compte de sa mort prématurée.


Un plant de blé sous le vent incliné, avec au-dessus les ailes d'un seul oiseau en virgule posé, quel est le peintre, qui ne serait pas strictement peintre, qui aurait pu avoir comme Van Gogh l'audace de s'attaquer à un sujet d'une aussi désarmante simplicité ?


Non, il n'y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh, pas de drame, pas de sujet et je dirai même pas d'objet, car le motif lui-même qu'est-ce que c'est ?

Sinon quelque chose comme l'ombre de fer du motet d'une inénarrable musique antique, comme le leitmotiv d'un thème désespéré de son propre sujet.

C'est de la nature nue et pure vue, telle qu'elle se révèle, quand on sait l'approcher d'assez près.

Témoin ce paysage d'or fondu, de bronze cuit dans l'ancienne Egypte, où un énorme soleil s'appuie sur des toits si croulants de lumière qu'ils en sont comme en décomposition.

Et je ne connais pas de peinture apocalyptique, hiéroglyphique, fantomatique ou pathétique qui me donne, à moi, cette sensation d'occulte étranglée, de cadavre d'un hermétisme inutile, tête ouverte, et qui rendrait sur le billot son secret.

Je ne pense pas ce disant au Père Tranquille, ou à cette funambulesque allée d'automne où passe, en dernier, un vieil homme courbé avec un parapluie à sa manche accroché, comme le crochet d'un chiffonnier.

Je repense à ses corbeaux aux ailes d'un noir de truffes lustrées.

Je repense à son champ de blé: tête d'épi sur tête d'épi, et tout est dit,

avec, devant, quelques petites têtes de coquelicots doucement semés, âcrement et nerveusement appliqués là, et clairsemés, sciemment et rageusement ponctués et déchiquetés.

Seule la vie sait offrir ainsi des dénudations épidermiques qui parlent sous une chemise déboutonnée, et on ne sait pourquoi le regard incline à gauche plutôt qu'à droite, vers le monticule de chair frisée.

Mais c'est ainsi et c'est un fait.

Mais c'est ainsi et cela est fait.


Occulte aussi sa chambre à coucher, si adorablement paysanne et semée comme d'une odeur à confire les blés qu'on voit frémir dans le paysage, au loin, derrière la fenêtre qui les cacherait.

Paysanne aussi, la couleur du vieil édredon, d'un rouge de moule, d'oursin, de crevette, de rouget du Midi, d'un rouge de piment roussi.

Et ce fut sûrement de la faute de Van Gogh si la couleur de l'édredon de son lit fut dans le réel si réussie, et je ne vois pas quel est le tisseur qui aurait pu en transplanter l'inénarrable trempe, comme Van Gogh sut transborder du fond de son cerveau sur sa toile le rouge de cet inénarrable enduit.

Et je ne sais pas combien de prêtres criminels rêvant dans la tête de leur soi-disant Saint-Esprit, l'or ocreux, le bleu infini d'une verrière à leur gouge "Marie", ont su isoler dans l'air, extraire des niches narquoises de l'air, ces couleurs à la bonne franquette qui sont tout un événement, où chaque coup de pinceau de Van Gogh sur la toile est pire qu'un événement.

Une fois, ça donne une chambre proprette, mais d'un tain de baume ou d'arôme qu'aucun bénédictin ne saura plus retrouver pour amener à point ses alcools de santé.

Une autre fois ça donne une simple meule par un énorme soleil écrasée.


Cette chambre faisait penser au Grand Oeuvre avec son mur blanc de perles claires, sur lequel une serviette de toilette rugueuse pend comme un vieux gri-gri paysan, inapprochable et réconfortant.

Il y a de ces blancs de craie légers qui sont pires que d'anciens supplices, et jamais comme dans cette toile, le vieux scrupule opératoire du pauvre grand Van Gogh n'apparaît.

Car c'est bien cela tout Van Gogh, l'unique scrupule de la touche sourdement et pathétiquement appliquée. La couleur roturière des choses, mais si juste, si amoureusement juste qu'il n'y a pas de pierres précieuses qui puissent atteindre à sa rareté.


Car Van Gogh aura bien été le plus vraiment peintre de tous les peintres, le seul qui n'ait pas voulu dépasser la peinture comme moyen strict de son oeuvre, et cadre strict de ses moyens.

Et le seul qui, d'autre part, absolument le seul, ait absolument dépassé la peinture, l'acte inerte de représenter la nature pour, dans cette représentation exclusive de la nature, faire jaillir une force tournante, un élément arraché en plein coeur.

Il a fait, sous la représentation, sourdre un air, et en elle enfermer un nerf, qui ne sont pas dans la nature, qui sont d'une nature et d'un air plus vrais, que l'air et le nerf de la nature vraie.


Je vois, à l'heure où j'écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés,

dans un formidable embrasement d'escarbilles d'hyacinthe opaque et d'herbages de lapis-lazuli.

Tout cela, au milieu d'un bombardement comme météorique d'atomes qui se feraient voir grain à grain,

preuve que Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait,

par le fait même,

un formidable musicien.


Organiste d'une tempête arrêtée et qui rit dans la nature limpide, pacifiée entre deux tourmentes, mais qui, comme Van Gogh lui-même, cette nature, montre bien qu'elle est prête à lever le pied.

On peut, après l'avoir vue, tourner le dos à n'importe quelle toile peinte, elle n'a rien à nous dire de plus. L'orageuse lumière de la peinture de Van Gogh commence ses récitations sombres à l'heure même où on a cessé de la voir.

Rien que peintre, Van Gogh, et pas plus,

pas de philosophie, de mystique, de rite, de psychurgie ou de liturgie,

pas d'histoire, de littérature ou de poésie,

ses tournesols d'or bronzé sont peints: ils sont peints comme des tournesols et rien de plus, mais pour comprendre un tournesol en nature, il faut maintenant en revenir à Van Gogh, de même que pour comprendre un orage en nature,

un ciel orageux,

une plaine en nature,

on ne pourra plus ne pas en revenir à Van Gogh.


Il faisait orageux de la sorte en Egypte ou sur les plaines de la Judée sémite,

peut-être faisait-il noir de la sorte en Chaldée, en Mongolie ou sur les monts du Thibet, dont personne ne me dit qu'ils aient changé de place.

Et pourtant, à regarder cette plaine de blé ou de pierres, blanche comme un ossuaire enterré, sur laquelle pèse ce vieux ciel violacé, je ne peux plus croire aux monts du Thibet.


Peintre, rien que peintre, Van Gogh, il a pris les moyens de la pure peinture et il ne les a pas dépassés.

Je veux dire qu'il n'est pas allé pour peindre au delà de se servir des moyens que la peinture lui offrait.

Un ciel orageux,

une plaine blanche de craie,

des toiles, des pinceaux, ses cheveux rouges, des tubes, sa main jaune, son chevalet,

mais tous les lamas rassemblés du Thibet peuvent secouer sous leurs jupes l'apocalypse qu'ils auront préparée,

Van Gogh nous en aura fait pressentir par avance le peroxyde d'azote dans une toile qui contient juste assez de sinistre pour nous contraindre à nous orienter.

Ça lui a pris un jour comme ça de se résoudre à ne pas dépasser le motif,

mais, quand on a vu Van Gogh, on ne peut plus croire qu'il y ait quelque chose de moins dépassable que le motif.

Le simple motif d'un bougeoir allumé sur un fauteuil de paille au châssis violacé en dit beaucoup plus sous la main de Van Gogh que toute la série des tragédies grecques ou des drames de Cyril Tourneur, de Webster ou de Ford jusqu'ici d'ailleurs demeurés injoués.


Sans littérature, j'ai vu la figure de Van Gogh, rouge de sang dans l'éclatement de ses paysages, venir à moi,

kohan
taver
tensur
purtan

dans un embrasement,

dans un bombardement,

dans un éclatement,

vengeurs de cette pierre de meule que le pauvre Van Gogh le fou porta toute sa vie à son cou.

La meule de peindre sans savoir pour quoi ni pour où.


Car ce n'est pas pour ce monde-ci,

ce n'est jamais pour cette terre-ci que nous avons tous toujours travaillé,

lutté,

bramé d'horreur, de faim, de misère, de haine, de scandale, et de dégoût,

que nous fûmes tous empoisonnés,

bien que par elle nous ayons tous été envoûtés,

et que nous nous sommes enfin suicidés,

car ne sommes-nous pas tous comme le pauvre Van Gogh lui-même, des suicidés de la société !


Van Gogh a renoncé en peignant à raconter des histoires, mais le merveilleux est que ce peintre qui n'est que peintre,

et qui est plus peintre que les autres peintres, comme étant celui chez qui le matériau, la peinture a une place de premier plan,

avec la couleur saisie comme telle que pressée hors du tube,

avec l'empreinte, comme l'un après l'autre, des poils du pinceau dans la couleur,

avec la touche de la peinture peinte, comme distincte dans son propre soleil,

avec l'i, la virgule, le point de la pointe du pinceau même vrillée à même la couleur, chahutée, et qui gicle en flammèches, que le peintre mate et rebrasse de tous les côtés,

le merveilleux est que ce peintre qui n'est rien que peintre est aussi de tous les peintres-nés celui qui fait le plus oublier que nous ayons à faire à de la peinture,

à de la peinture pour représenter le motif qu'il a distingué,

et qui fait venir devant nous, en avant de la toile fixe, l'énigme pure, la pure énigme de la fleur torturée, du paysage sabré, labouré et pressé de tous les côtés par son pinceau en ébriété.

Ses paysages sont de vieux péchés qui n'ont pas encore retrouvé leurs primitives apocalypses, mais ne manqueront pas de les retrouver.

Pourquoi les peintures de Van Gogh me donnent-elles ainsi l'impression d'être vues comme de l'autre côté de la tombe d'un monde où ses soleils en fin de compte auront été tout ce qui tourna et éclaira joyeusement ?

Car n'est-ce pas l'histoire entière de ce qu'on appela un jour l'âme qui vit et meurt dans ses paysages convulsionnaires et dans ses fleurs ?

L'âme qui donna son oreille au corps, et Van Gogh l'a rendue à l'âme de son âme,

une femme afin de corser la sinistre illusion.


Un jour l'âme n'existait pas,

l'esprit non plus,

quant à la conscience, nul n'y avait jamais pensé,

mais où était, d'ailleurs, la pensée dans un monde uniquement fait d'éléments en pleine guerre sitôt détruits que recomposés,

car la pensée est un luxe de paix.

Et quel est, mieux que l'invraisemblable Van Gogh, le peintre qui a compris le phénoménal du problème, lui chez qui tout vrai paysage est comme en puissance dans le creuset où il va se recommencer.

Alors, le vieux Van Gogh était roi contre qui, pendant qu'il dormait, fut inventé le curieux péché appelé de la culture turque,

exemple, habitacle, mobile, du péché de l'humanité, laquelle n'a jamais su faire autre chose que de manger, au naturel, de l'artiste pour farcir son honnêteté.

En quoi, elle n'a jamais fait que consacrer rituellement sa lâcheté !

Car l'humanité ne veut pas se donner la peine de vivre, d'entrer dans ce coudoiement naturel des forces qui composent la réalité, afin d'en tirer un corps qu'aucune tempête ne pourra plus entamer.

Elle a toujours mieux aimé se contenter tout simplement d'exister.

Quant à la vie, c'est dans le génie de l'artiste qu'elle a l'habitude d'aller la chercher.

Or, Van Gogh, qui s'est fait cuire une main, n'a jamais eu peur de la guerre pour vivre, c'est-à-dire pour enlever le fait de vivre à l'idée d'exister,

et tout peut bien sûr exister sans se donner la peine d'être,

et tout peut être sans se donner, comme Van Gogh le forcené, la peine de rayonner et de rutiler.

C'est ce que la société lui a enlevé pour réaliser la culture turque, celle de cette honnêteté de façade qui a le crime pour origine et pour étai.

Et c'est ainsi que Van Gogh est mort suicidé, parce que c'est le concert de la conscience entière qui n'a plus pu le supporter.

Car s'il n'y avait ni esprit, ni âme, ni conscience, ni pensée,

il y avait du fulminate,

du volcan mûr,

de la pierre de transe,

de la patience,

du bubon,

de la tumeur cuite,

et de l'escharre d'écorché.


Et le roi Van Gogh sommeillait, incubant la prochaine alerte de l'insurrection de sa santé.

Comment ?

Par le fait que la bonne santé c'est pléthore de maux rodés, de formidables ardeurs de vivre, par cent blessures corrodées, et qu'il faut quand même faire vivre,

qu'il faut amener à se perpétuer.

Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n'est pas digne d'être vivant.

C'est le dictame que le pauvre Van Gogh en coup de flamme se fit un devoir de manifester.

Mais le mal qui veillait lui fit mal.

Le Turc, sous sa figure honnête, s'approcha délicatement de Van Gogh pour cueillir en lui la praline,

afin de détacher la praline (naturelle) qui se formait.

Et Van Gogh y perdit mille étés.

De quoi il est mort à 37 ans,

avant vivre,

car tout singe a vécu avant lui des forces qu'il avait rassemblées.

Et c'est maintenant ce qu'il va falloir rendre, pour permettre à Van Gogh de ressusciter.

En face d'une humanité de singe lâche et de chien mouillé, la peinture de Van Gogh aura été celle d'un temps où il n'y eut pas d'âme, pas d'esprit, pas de conscience, pas de pensée, rien que des éléments premiers tour à tour enchaînés et déchaînés.

Paysages de convulsions fortes, de traumatismes forcenés, comme d'un corps que la fièvre travaille pour l'amener à l'exacte santé.

Le corps sous la peau est une usine surchauffée,

et dehors,

le malade brille,

il luit,

de tous ses pores,

éclatés.

Ainsi un paysage

de Van Gogh

à midi.

Seule la guerre à perpétuité explique une paix qui n'est qu'un passage,

ainsi qu'un lait prêt à verser explique la casserole où il bouillait.

Méfiez-vous des beaux paysages de Van Gogh tourbillonnants et pacifiques,

convulsés et pacifiés.

C'est la santé entre deux reprises de la fièvre chaude qui va passer.

C'est la fièvre entre deux reprises d'une insurrection de bonne santé.

Un jour la peinture de Van Gogh armée et de fièvre et de bonne santé,

reviendra pour jeter en l'air la poussière d'un monde en cage que son coeur ne pouvait plus supporter.

Post-Scriptum

Je reviens au tableau des corbeaux.

Qui a déjà vu comme dans cette toile la terre équivaloir la mer.

Van Gogh est de tous les peintres celui qui nous dépouille le plus profondément, etjusqu'à la trame, mais comme on s'épouillerait d'une obsession.

Celle de faire que les objets soient autres, celle d'oser enfin risquer le péché de l'autre, et la terre ne peut pas avoir la couleur d'une mer liquide, et c'est pourtant bien comme une mer liquide que Van Gogh jette sa terre comme une série de coups de sarcloir.

Et la couleur de la lie du vin, il en a infusé sa toile, et c'est la terre qui sent le vin, qui clapote encore au milieu des vagues de blé, qui dresse une crête de coq sombre contre les nuages bas qui s'amassent dans le ciel de tous les côtés.

Mais je l'ai déjà dit, le funèbre de l'histoire est le luxe avec lequel les corbeaux sont traités.

Cette couleur de musc, de nard riche, de truffe sortie comme d'un grand souper.

Dans les vagues violacées du ciel, deux ou trois têtes de vieillards de fumée risquent une grimace d'apocalypse, mais les corbeaux de Van Gogh sont là qui les incitent à plus de décence, je veux dire à moins de spiritualité,

et qu'a voulu dire Van Gogh lui-même avec cette toile au ciel surbaissé, peinte comme à l'instant précis où il se délivrait de l'existence, car cette toile a une étrange couleur, presque pompeuse d'autre part, de naissance, de noce, de départ,

j'entends les ailes des corbeaux frapper des coups de cymbale forte au-dessus d'une terre dont il semble que Van Gogh ne pourra plus contenir le flot.

Puis la mort.

Les oliviers de Saint-Rémy.

Le cyprès solaire.

La chambre à coucher.

La cueillette des olives.

Les Aliscamps.

Le café d'Arles.

Le pont où on a envie de plonger le doigt dans l'eau, dans un mouvement de régression violente à un état d'enfance auquel vous contraint la poigne faramineuse de Van Gogh.

L'eau est bleue,

pas d'un bleu d'eau,

d'un bleu de peinture liquide.

Le fou suicidé est passé par là et il a rendu l'eau de la peinture à la nature,

mais à lui qui la lui rendra ?


Un fou, Van Gogh ?

Que celui qui a su un jour regarder une face humaine regarde le portrait de Van Gogh par lui-même, je pense à celui avec un chapeau mou.

Peinte par Van Gogh extra-lucide, cette figure de boucher roux, qui nous inspecte et nous épie, qui nous scrute d'un oeil torve aussi.

Je ne connais pas un seul psychiatre qui saurait scruter un visage d'homme avec une force aussi écrasante et en disséquer comme au tranchoir l'irréfragable psychologie.

L'oeil de Van Gogh est d'un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi-même du fond de la toile où il a surgi, ce n'est plus le génie d'un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d'un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie.

Non, Socrate n'avait pas cet oeil, seul peut-être avant lui le malheureux Nietzsche eut ce regard à déshabiller l'âme, à délivrer le corps de l'âme, à mettre à nu le corps de l'homme, hors des subterfuges de l'esprit.

Le regard de Van Gogh est pendu, vissé, il est vitré derrière ses paupières rares, ses sourcils maigres et sans un pli.

C'est un regard qui enfonce droit, il transperce dans cette figure taillée à la serpe comme un arbre bien équarri.

Mais Van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide,

où ce regard parti contre nous comme la bombe d'un météore, prend la couleur atone du vide et de l'inerte qui le remplit.

Mieux qu'aucun psychiatre au monde, c'est ainsi que le grand Van Gogh a situé sa maladie.

Je perce, je reprends, j'inspecte, j'accroche, je descelle, ma vie morte ne recèle rien, et le néant au surplus n'a jamais fait de mal à personne, ce qui me force à revenir au dedans, c'est cette absence désolante qui passe et me submerge par moments, mais j'y vois clair, très clair, même le néant je sais ce que c'est, et je pourrai dire ce qu'il y a dedans.

Et il avait raison Van Gogh, on peut vivre pour l'infini, ne se satisfaire que d'infini, il y a assez d'infini sur la terre et dans les sphères pour rassasier mille grands génies, et si Van Gogh n'a pas pu combler son désir d'en irradier sa vie entière, c'est que la société le lui a interdit.

Carrément et consciemment interdit.

Il y a eu un jour les exécuteurs de Van Gogh, comme il y a eu ceux de Gérard de Nerval, de Baudelaire, d'Edgar Poe et de Lautréamont.


Ceux qui un jour lui ont dit:

Et maintenant, assez, Van Gogh, à la tombe, nous en avons assez de ton génie, quant à l'infini, c'est pour nous l'infini.

Car ce n'est pas à force de chercher l'infini que Van Gogh est mort,

qu'il s'est vu contraint d'étouffer de misère et d'asphyxie,

c'est à force de se le voir refuser par la tourbe de tous ceux qui, de son vivant même, croyaient détenir l'infini contre lui;

et Van Gogh aurait pu trouver assez d'infini pour vivre pendant toute sa vie si la conscience bestiale de la masse n'avait voulu se l'approprier pour nourrir ses partouses à elle, qui n'ont jamais rien eu à voir avec la peinture ou avec la poésie.


De plus, on ne se suicide pas tout seul.

Nul n'a jamais été seul pour naître.

Nul non plus n'est seul pour mourir.

Mais, dans le cas de suicide, il faut une armée de mauvais êtres pour décider le corps au geste contre nature de se priver de sa propre vie.

Et je crois qu'il y a toujours quelqu'un d'autre à la minute de la mort extrême pour nous dépouiller de notre propre vie.


Ainsi donc, Van Gogh s'est condamné, parce qu'il avait fini de vivre et, comme le laissent entrevoir ses lettres à son frère, parce que, devant la naissance d'un fils de son frère,

il se sentait une bouche de trop à nourrir.


Mais surtout Van Gogh voulait enfin rejoindre cet infini pour lequel, dit-il, on s'embarque comme dans un train pour une étoile,

et on s'embarque le jour où l'on a bien décidé d'en finir avec la vie.

Or, dans la mort de Van Gogh, telle qu'elle s'est produite, je ne crois pas que ce soit ce qui s'est produit.

Van Gogh a été expédié du monde par son frère, d'abord, en lui annonçant la naissance de son neveu, il a été expédié ensuite par le docteur Gachet qui, au lieu de lui recommander le repos et la solitude, l'envoyait peindre sur le motif un jour où il sentait bien que Van Gogh aurait mieux fait d'aller se coucher.

Car on ne contrecarre pas aussi directement une lucidité et une sensibilité de la trempe de celle de Van Gogh le martyrisé.

Il y a des consciences qui, à de certains jours, se tueraient pour une simple contradiction, et il n'est pas besoin pour cela d'être fou, fou repéré et catalogué, il suffit, au contraire, d'être en bonne santé et d'avoir la raison de son côté.

Moi, dans un cas pareil, je ne supporterai plus sans commettre un crime de m'entendre dire: "Monsieur Artaud, vous délirez", comme cela m'est si souvent arrivé.

Et Van Gogh se l'est entendu dire.

Et c'est de quoi s'est tordu à sa gorge ce noeud de sang qui l'a tué.

Post-Scriptum

À propos de Van Gogh, de la magie et des envoûtements, tous les gens qui sont depuis deux mois allés défiler devant l'exposition de ses oeuvres au musée de l'Orangerie sont-ils bien sûrs de se souvenir de tout ce qu'ils ont fait et de tout ce qui leur est arrivé tous les soirs des mois de février, mars, avril et mai 1946 ? Et n'y eut-il pas un certain soir où l'atmosphère de l'air et des rues devint comme liquide, gélatineuse, instable, et où la lumière des étoiles et de la voûte céleste disparut ?

Et Van Gogh n'était pas là, qui a peint le café d'Arles. Mais j'étais à Rodez, c'est-àdire encore sur la terre, alors que tous les habitants de Paris, durent, pendant une nuit, se sentir bien près de la quitter.

Et n'est-ce donc pas qu'ils avaient tous participé de concert à certaines saloperies généralisées, où la conscience des Parisiens quitta pour une heure ou deux le plan normal et passa sur l'autre à l'un de ces déferlements massifs de haine dont j'ai été bien des fois un peu plus que le témoin pendant mes neuf ans d'internement. Maintenant la haine a été oubliée comme les expurgations nocturnes qui s'ensuivirent et les mêmes, qui à tant de reprises montrèrent à nu et à la face de tous leurs âmes de bas pourceaux, défilent maintenant devant Van Gogh à qui, de son vivant, eux ou leurs pères et mères ont si bien tordu le cou.

Mais n'est-il pas, l'un des soirs dont je parle, tombé boulevard de la Madeleine, à l'angle de la rue des Mathurins, une énorme pierre blanche comme sortie d'une éruption volcanique récente du volcan Popocatepetl ?

Biographie

Qui est Antonin Artaud ?

Écrivain, Théoricien du théâtre, dramaturge et essayiste français, Antonin Artaud est né le 4 septembre 1896 à Marseille.

À partir de 1914, il fait des séjours en maison de santé, conséquence possible d'une méningite qui l'atteint à l'âge de cinq ans. Il éprouve, dira-t-il, "une faiblesse physiologique [...] qui touche à la substance même de ce qu'il est convenu d'appeler l'âme". Il parlera également, dans une lettre à Jacques Rivière, d'"une effroyable maladie de l'esprit". C'est dire que son oeuvre apparaît en partie due à l'oppression exercée par des souffrances continuelles d'ordre nerveux et physiologique, qui firent de son existence une tragédie.

Vers sa vingtième année, il a l'idée d'un "théâtre spontané" qui donnerait des représentations dans les usines. Il devient d'abord devenir comédien, grâce au docteur Toulouse, qui lui fait écrire quelques articles pour sa revue Demain et lui fait rencontrer Lugné-Poe au début de 1921. Le directeur du Théâtre de l'Oeuvre lui confie un petit rôle dans Les Scrupules de Sganarelle d'Henri de Régnier. Remarqué par Charles Dullin, qui l'engage à l'Atelier, il y joue "avec le tréfonds de son coeur, avec ses mains, avec ses pieds, avec tous ses muscles, tous ses membres". Instable, il passe en 1923 chez Pitoëff. Prévu pour le rôle du souffleur dans Six personnages en quête d'auteur de Pirandello, il disparaît le jour de la générale.

Parallèlement, il est acteur de cinéma. Il tient entre autres rôles celui du moine Massieu dans La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer et grâce à son oncle, obtient un petit rôle dans Mater dolorosa d'Abel Gance. Mais c'est surtout son incarnation du personnage de Marat dans le Napoléon du même réalisateur qui est restée mémorable. Gance le décrit comme une "sorte de nain, homme jaune qui assis semble difforme [...]. Sa bouche distille avec âpreté les mots les plus durs contre Danton".

Antonin Artaud a une prédilection pour les rôles de victimes ou pour des rôles qu'il tend à transformer en rôles de victimes. En 1923, il publie un court recueil de poèmes, Tric-Trac du ciel. Il en publie également dans des revues, même si la Nrf refuse de les accueillir. C'est d'ailleurs à l'occasion de ce refus qui lui est signifié par Jacques Rivière, que son oeuvre commence véritablement. Un dialogue épistolaire s'engage alors entre les deux hommes (juin 1923-juin 1924), Artaud acceptant d'emblée comme valables toutes les critiques que lui adresse Rivière à l'égard de ses écrits, tout en revendiquant de sa part la reconnaissance d'un intérêt littéraire dans la mesure où les maladresses et les faiblesses mêmes qui lui sont reprochées rendent compte de l'étrange phénomène spirituel qu'il subit et qu'il décrit en ces termes: "Je souffre d'une effroyable maladie de l'esprit. Ma pensée m'abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu'au fait extérieur de sa matérialisation dans les mots... il y a donc quelque chose qui détruit ma pensée." Dans les livres qui succèdent à cette Correspondance avec Jacques Rivière, publiée en 1927, Artaud s'assignera pour but de transcrire avec la plus grande fidélité cette étrangeté qui l'habite, cherchant à soumettre, en les déterminant par le verbe, ces "forces informulées" qui l'assiègent: en les localisant ainsi, il s'en désolidarise, échappant par là même au risque de se laisser totalement submerger par elles. Il peut en outre espérer, s'il parvient à rendre compte de ses troubles grâce à la magie d'une savante transcription évocatoire, obtenir du lecteur une reconnaissance de leur existence et par là même sortir de cette manière de néant où sa monstruosité psychique le place, le bannissant du monde des humains.