Cependant, si l'investigation systématique que l'écrivain poursuit alors vis-à-vis de lui-même aide à mettre au jour les processus les plus subtils de la pensée (lesquels demeurent cachés à ceux qui, sains d'esprit, ne ressentent pas le manque révélateur de son essence), celle-ci débouche par ailleurs sur une contradiction fondamentale qu'Artaud ne cessera de vivre tragiquement: celle de vouloir "se déterminer, comme si ce n'était pas lui-même qui se déterminait, se voir avec les yeux de son esprit sans que ce soient les yeux de son esprit, conserver le bénéfice de son jugement personnel en aliénant la personnalité de ce jugement, se voir et ignorer que c'est lui-même qui se voit" (Bilboquet, publication posthume). Sa tentative de prendre continuellement conscience du vertige psychique qui le désoriente et l'affole précipitera en fait plus avant le poète vers "un effondrement central de l'âme", un état de "bête mentale", paralysé par le regard qu'il dirige sur lui-même dans une sorte d'hypnotisme narcissique où il ne ressent, à la limite, plus "rien, sinon un beau pèse-nerfs, une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l'esprit".

À la fin de 1924, Antonin Arthaudadhère au mouvement surréaliste. Par l'intermédiaire du peintre André Masson, il rencontre la plupart de ceux qui animent ce mouvement, surmontant la méfiance première qu'il avait à leur égard. Il collabore à La Révolution surréaliste, rédige le tract du 27 janvier 1925. Mais le malentendu, précisément, porte sur le mot révolution. Pour Artaud, il s'agit d'être "révolutionnaire dans le chaos de l'esprit", et il conçoit le surréalisme comme "un cri de l'esprit qui retourne vers lui-même". Une lettre d'André Breton le sommant de renoncer à collaborer avec Roger Vitrac est l'occasion d'une rupture devenue inévitable. Refusant l'action politique, faisant ses adieux au surréalisme en juin 1927 ("À la grande nuit ou le bluff surréaliste"), il explique que pour lui le surréalisme, le vrai, n'a jamais été qu'"une nouvelle sorte de magie". Le Pèse-nerfs (1925) et L'Ombilic des limbes (1925) restent les meilleurs témoignages de cette période de l'activité créatrice d'Artaud. On note même la présence de petits textes surréalistes conçus pour le théâtre, comme Le Jet de sang. Mais désormais Artaud laisse à Breton le rôle de dictateur.

Dès le 19 avril 1924, dans un article publié dans Comoedia intitulé "L'évolution du décor", Artaud exprime son intention de "re-théâtraliser le théâtre", de substituer au "théâtre de bibliothèque" de Henry Becque et même au "théâtre théâtral" de Gaston Baty un "théâtre dans la vie". L'aventure du Théâtre Alfred Jarry va illustrer cette intention. Répondant à la création du Cartel le 6 juillet 1926, Artaud publie dans la Nrf un article où il annonce la fondation du Théâtre Alfred Jarry pour promouvoir l'idée d'un "théâtre absolument pur", d'un "théâtre complet", et faire triompher la "force communicative" de l'action. Cette tentative aboutit à quatre spectacles mémorables: un premier spectacle réunissant les trois fondateurs (Artaud, Ventre brûlé ou la mère folle; Max Robur alias Robert Aron, Gigogne; Roger Vitrac, Les Mystères de l'amour), les 2 et 3 juin 1927; la projection du film de Poudovkine, La Mère, accompagnée du seul troisième acte de Partage de midi de Paul Claudel, le 15 janvier 1928; Le Songe d'August Strindberg, les 2 et 9 juin 1928; Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac, les 24 et 29 décembre 1928 et le 5 janvier 1929. L'entreprise sombre dans l'agitation suscitée par les surréalistes, Breton en tête, l'hostilité publique et les difficultés financières. Artaud garde le regret de n'avoir pu entièrement réaliser son rêve, "une pièce qui sera[it] une synthèse de tous les désirs et de toutes les tortures".

Le projet sera repris dans les années trente. Antonin Artaud fixe le "principe d'actualité". En 1931, il découvre le théâtre balinais, où il sent "un état d'avant le langage et qui peut choisir son langage: musique, gestes, mouvements, mots". Il affirme "la prépondérance absolue du metteur en scène dont le pouvoir de création élimine les mots". Après avoir pensé à un "Théâtre de la Nrf", pour lequel il essaie vainement d'obtenir la collaboration d'André Gide, il évolue vers un "Théâtre de la cruauté", qu'il annonce en août 1932 et qui va aboutir, après différents projets et essais, aux représentations des Cenci aux Folies-Wagram en mai 1935. Artaud n'est pas allé au bout de ses intentions: ce qu'il a écrit est encore le texte d'une tragédie, inspirée de Percy Bysshe Shelley, mais il a travaillé ce texte comme une partition musicale, et il a lui-même impressionné le public en jouant le rôle du vieux Cenci, bourreau devenu victime.

Cruauté reste le mot clef d'Antonin Artaud dans les textes des années trente, qui seront recueillis en 1938 dans Le Théâtre et son double, livre décisif, qui contient la théorie du Théâtre de la cruauté et divers témoignages sur ses possibles ou réelles illustrations. "Par ce double", précise l'auteur dans une lettre à Jean Paulhan, "j'entends le grand agent magique dont le théâtre par ses formes n'est que la figuration en attendant qu'il en devienne la transfiguration." Artaud ne se contente pas de mettre en scène, par tous les procédés connus de l'illusion théâtrale, des scènes cruelles avec des bourreaux et des victimes; il veut exercer lui-même la cruauté, faire souffrir l'acteur, "faire crier" le spectateur. La cruauté, explique-t-il au moment des Cenci, "c'est aller jusqu'au bout de tout ce que peut le metteur en scène sur la sensibilité de l'acteur et du spectateur". Il conçoit la représentation théâtrale comme un "foyer dévorant" ou comme "un bain de feu". Le metteur en scène lui-même, le créateur, est soumis à la cruauté d'un déterminisme supérieur. Car il y a, pour Artaud, cruauté et Cruauté. Il n'ignore pas la tentation du sadisme, du sang, de la représentation de "cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres en nous dépeçant mutuellement le corps". Mais ce n'est qu'un côté de la question (qu'on pense à la coupe de sang humain dans Les Cenci ou à l'apparition du vieux Cenci blessé). Le plus important est la Cruauté métaphysique, qui trouve sa source dans l'occulte et se manifeste par la puissance des grandes forces à l'oeuvre dans le cosmos et dans l'histoire, et qui est aussi à l'oeuvre dans la réalisation artistique. Les maîtres mots d'Artaud à cet égard pourraient être rigueur et pureté.