"Par ce double", précise l'auteur dans une lettre à Jean Paulhan, "j'entends le grand agent magique dont le théâtre par ses formes n'est que la figuration en attendant qu'il en devienne la transfiguration." Artaud ne se contente pas de mettre en scène, par tous les procédés connus de l'illusion théâtrale, des scènes cruelles avec des bourreaux et des victimes; il veut exercer lui-même la cruauté, faire souffrir l'acteur, "faire crier" le spectateur. La cruauté, explique-t-il au moment des Cenci, "c'est aller jusqu'au bout de tout ce que peut le metteur en scène sur la sensibilité de l'acteur et du spectateur". Il conçoit la représentation théâtrale comme un "foyer dévorant" ou comme "un bain de feu". Le metteur en scène lui-même, le créateur, est soumis à la cruauté d'un déterminisme supérieur. Car il y a, pour Artaud, cruauté et Cruauté. Il n'ignore pas la tentation du sadisme, du sang, de la représentation de "cette cruauté que nous pouvons exercer les uns contre les autres en nous dépeçant mutuellement le corps". Mais ce n'est qu'un côté de la question (qu'on pense à la coupe de sang humain dans Les Cenci ou à l'apparition du vieux Cenci blessé). Le plus important est la Cruauté métaphysique, qui trouve sa source dans l'occulte et se manifeste par la puissance des grandes forces à l'oeuvre dans le cosmos et dans l'histoire, et qui est aussi à l'oeuvre dans la réalisation artistique. Les maîtres mots d'Artaud à cet égard pourraient être rigueur et pureté. La tyrannie du metteur en scène est une exigence dans un théâtre qui veut "en finir avec les chefs-d'oeuvre" et qui subordonne le langage des mots à un langage plus authentiquement théâtral, celui des objets, des lumières, des costumes, des gestes, du bruitage. C'est par cette exigence d'une réalisation concrète et contraignante qu'Artaud va exercer une influence durable. S'il se préoccupe médiocrement de mimesis, il insiste beaucoup sur la catharsis, qui va prendre chez lui la forme de la "curation cruelle": il s'agit "d'en user avec les spectateurs comme avec des serpents qu'on charme et de les faire revenir par l'organisme jusqu'aux plus subtiles notions". Par la violence du spectacle, il veut dompter la violence de l'homme moderne. Il cherche donc moins à encourager la Révolution qu'à l'empêcher et, d'une manière générale, il défie les spectateurs de son théâtre, et peut-être avec eux l'humanité entière, de "se livrer au-dehors à des idées de guerre, d'émeute et d'assassinats hasardeux". En cela, pour deux raisons au moins, il est à l'opposé de Bertolt Brecht.
Avant même la publication du Théâtre et son double, Antonin Artaud quitte Paris et la France, comme pour vérifier la présence ailleurs de cette magie qu'il voulait recréer sur scène. C'est le sens de son voyage de 1936 au Mexique, où il part à la recherche du peyotl, cette drogue dont l'ingestion correspond pour les Indiens Tarahumaras à un rite d'identification totale à la race, de rentrée en soi-même. Il en résulte un beau livre sur Les Tarahumaras, qu'il faut lire moins comme un documentaire sur les Indiens que comme un témoignage sur la lutte d'Artaud aux prises avec les profondeurs de l'être.
L'année suivante, il se rend en Irlande, d'où il rapporte ce qu'il croit être la canne de saint Patrick. Il l'exhibe sur le bateau qui le ramène en France et aurait menacé de sa puissance secrète les autres passagers. "Sur le plan terre à terre", observe alors André Breton, qui s'intéresse désormais à Artaud, "l'homme, et la société dans laquelle il vit, est passé tacitement à un contrat qui lui interdit certains comportements extérieurs, sous peine de voir se refermer sur lui les portes de l'asile (ou de la prison). Il est indéniable que le comportement d'Artaud sur le bateau qui le ramenait d'Irlande en 1937 fut de ceux-là. Ce que j'appelle "passer de l'autre côté", c'est, sous une impulsion irrésistible, perdre de vue ses défenses et les sanctions qu'on encourt à les transgresser."
Antonin Artaud est interné successivement à Quatremare, à Sainte-Anne, à Ville-Evrard. En 1942, inquiets du sort de leur ami dément en zone occupée, Paul Eluard et Robert Desnos demandent au docteur Ferdière de le prendre dans son asile de Rodez. Il va y subir un traitement par électrochoc. Les Lettres de Rodez, écrites du 17 septembre au 27 novembre 1945 à l'intention d'Henri Parisot (traducteur de Lewis Carroll) et publiées en 1946, constituent un témoignage bouleversant sur cet internement, sur cette cure contestable, et sur les souffrances d'un homme qui, dès la lettre qu'il adresse le 22 octobre 1923 à sa compagne d'alors, Genica Athanassiou, dit que l'"idée de souffrance" est "plus forte" pour lui "que l'idée de guérison, l'idée de la vie".
Alarmé, un comité se réunit pour le délivrer. Le docteur Ferdière y consent le 19 mars 1946. Le 26 mai, l'écrivain arrive à Paris. Confié aux soins du docteur Delmas, à Ivry, il bénéficie d'une relative liberté et d'une certaine autonomie. Un soutien s'organise, des présences attentives veillent sur lui, en particulier celle de Paule Thévenin. Le créateur retrouve alors ses droits. À l'occasion d'une exposition Van Gogh au Musée de l'Orangerie en janvier 1947, il écrit un long texte, Van Gogh le suicidé de la société: il n'y a pas loin, il le sait et il veut qu'on en soit persuadé, de Vincent Van Gogh à Artaud le Mômo.
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