C'est par cette exigence d'une réalisation concrète et contraignante qu'Artaud va exercer une influence durable. S'il se préoccupe médiocrement de mimesis, il insiste beaucoup sur la catharsis, qui va prendre chez lui la forme de la "curation cruelle": il s'agit "d'en user avec les spectateurs comme avec des serpents qu'on charme et de les faire revenir par l'organisme jusqu'aux plus subtiles notions". Par la violence du spectacle, il veut dompter la violence de l'homme moderne. Il cherche donc moins à encourager la Révolution qu'à l'empêcher et, d'une manière générale, il défie les spectateurs de son théâtre, et peut-être avec eux l'humanité entière, de "se livrer au-dehors à des idées de guerre, d'émeute et d'assassinats hasardeux". En cela, pour deux raisons au moins, il est à l'opposé de Bertolt Brecht.

Avant même la publication du Théâtre et son double, Antonin Artaud quitte Paris et la France, comme pour vérifier la présence ailleurs de cette magie qu'il voulait recréer sur scène. C'est le sens de son voyage de 1936 au Mexique, où il part à la recherche du peyotl, cette drogue dont l'ingestion correspond pour les Indiens Tarahumaras à un rite d'identification totale à la race, de rentrée en soi-même. Il en résulte un beau livre sur Les Tarahumaras, qu'il faut lire moins comme un documentaire sur les Indiens que comme un témoignage sur la lutte d'Artaud aux prises avec les profondeurs de l'être.

L'année suivante, il se rend en Irlande, d'où il rapporte ce qu'il croit être la canne de saint Patrick. Il l'exhibe sur le bateau qui le ramène en France et aurait menacé de sa puissance secrète les autres passagers. "Sur le plan terre à terre", observe alors André Breton, qui s'intéresse désormais à Artaud, "l'homme, et la société dans laquelle il vit, est passé tacitement à un contrat qui lui interdit certains comportements extérieurs, sous peine de voir se refermer sur lui les portes de l'asile (ou de la prison). Il est indéniable que le comportement d'Artaud sur le bateau qui le ramenait d'Irlande en 1937 fut de ceux-là. Ce que j'appelle "passer de l'autre côté", c'est, sous une impulsion irrésistible, perdre de vue ses défenses et les sanctions qu'on encourt à les transgresser."

Antonin Artaud est interné successivement à Quatremare, à Sainte-Anne, à Ville-Evrard. En 1942, inquiets du sort de leur ami dément en zone occupée, Paul Eluard et Robert Desnos demandent au docteur Ferdière de le prendre dans son asile de Rodez. Il va y subir un traitement par électrochoc. Les Lettres de Rodez, écrites du 17 septembre au 27 novembre 1945 à l'intention d'Henri Parisot (traducteur de Lewis Carroll) et publiées en 1946, constituent un témoignage bouleversant sur cet internement, sur cette cure contestable, et sur les souffrances d'un homme qui, dès la lettre qu'il adresse le 22 octobre 1923 à sa compagne d'alors, Genica Athanassiou, dit que l'"idée de souffrance" est "plus forte" pour lui "que l'idée de guérison, l'idée de la vie".

Alarmé, un comité se réunit pour le délivrer. Le docteur Ferdière y consent le 19 mars 1946. Le 26 mai, l'écrivain arrive à Paris. Confié aux soins du docteur Delmas, à Ivry, il bénéficie d'une relative liberté et d'une certaine autonomie. Un soutien s'organise, des présences attentives veillent sur lui, en particulier celle de Paule Thévenin. Le créateur retrouve alors ses droits. À l'occasion d'une exposition Van Gogh au Musée de l'Orangerie en janvier 1947, il écrit un long texte, Van Gogh le suicidé de la société: il n'y a pas loin, il le sait et il veut qu'on en soit persuadé, de Vincent Van Gogh à Artaud le Mômo. Le ton de ces nouveaux écrits est âpre, l'ironie mordante, le style jaculatoire. Ainsi, écrit-il, "on peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, dans toute sa vie, ne s'est fait cuire qu'une main et n'a pas fait plus, pour le reste, que se trancher une fois l'oreille gauche, dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage, tel que cueilli à sa sortie du sexe maternel".

De cette violence intime témoignent l'émission Pour en finir avec le jugement de Dieu, que la radio renonce à diffuser, la Conférence-spectacle au Théâtre du Vieux-Colombier (13 janvier 1948) et maints textes tardifs où éclate une ironie féroce sur le monde et sur lui-même. Le dernier Théâtre de la cruauté, dans le texte qui porte ce titre, daté du 19 novembre 1947, c'est le théâtre du corps souffrant d'Artaud, rongé par le cancer dont il va mourir à Ivry-sur-Seine le 4 mars 1948. Car son corps, à lui seul, est théâtre, et ses derniers textes étalent ce qu'Henri Gouhier a justement appelé une "anatomie lyrique". Plus que jamais, "le théâtre de la cruauté / n'est pas le symbole d'un vide absent, d'une épouvantable incapacité de se réaliser dans sa vie d'homme. / Il est l'affirmation / d'une terrible / et d'ailleurs inéluctable nécessité".

Pierre Brunel
La République des Lettres, numéro 49,
Paris, janvier 1999

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Sources : Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, K Éditeur, Paris, 1947 / Archives Paule Thévenin à la Bibliothèque Nationale de France. En couverture: Vincent Van Gogh, Autoportrait au chapeau de feutre, 1887.
Copyright © La République des Lettres, Paris (France), 2014, pour la version papier et la version numérique. Droits réservés pour tous pays. Toute reproduction totale ou partielle de ce texte sur quelque support que ce soit est interdite. ISBN : 978-2-8249-0183-1.

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