Les rongeurs en effet paraissaient se multiplier d’autant que les provisions qui pouvaient les nourrir augmentaient elles-mêmes, et, puisque Robinson avait l’intention d’entasser récolte sur récolte aussi longtemps qu’il en aurait la force, il fallait sévir contre les rongeurs.

Certains champignons rouges à pois jaunes devaient être vénéneux, car plusieurs chevreaux étaient morts après en avoir brouté des fragments mêlés à l’herbe. Robinson en tira un jus brunâtre dans lequel il fit tremper des grains de blé. Puis il répandit ces grains empoisonnés sur les passages habituels des rats. Ils s’en régalèrent et ne furent même pas malades. Il construisit alors des cages dans lesquelles la bête tombait par une trappe. Mais il aurait fallu des milliers de cages de ce genre, et puis il devait ensuite noyer les bêtes prises, et c’était horrible d’enfoncer la cage dans l’eau de la rivière et d’assister à leur agonie.

Un jour, Robinson fut témoin d’un duel furieux que se livraient deux rats. Aveugles et sourds à tout ce qui les entourait, les deux bêtes nouées roulaient sur le sol avec des piaillements rageurs. Finalement elles s’égorgèrent l’une l’autre et moururent sans desserrer leur étreinte. En comparant les deux cadavres, Robinson s’aperçut qu’ils appartenaient à deux variétés différentes de rats. L’un très noir, rond et pelé, était semblable en tous points à ceux qu’il avait eu l’habitude de voir sur tous les navires où il avait navigué. L’autre gris, plus allongé et de poil plus épais, assez semblable aux mulots des champs, se rencontrait dans les prairies de l’île. Robinson comprit bientôt que la première espèce provenait de l’épave de La Virginie et avait proliféré grâce aux réserves de céréales, tandis que l’autre espèce avait toujours vécu dans l’île. Les deux espèces paraissaient avoir leurs territoires et leurs ressources bien séparés. Robinson s’en aperçut en lâchant un soir dans la prairie un rat noir qu’il venait de capturer dans la grotte. Longtemps les herbes frémissantes indiquèrent seules qu’une chasse sans pitié était en train de se dérouler. Puis ce fut le sable au pied d’une dune que Robinson vit jaillir à quelque distance. Quand il arriva, il ne restait du rat noir que des touffes de poil et des lambeaux de chair.

Alors, il répandit deux sacs de grain dans la prairie après en avoir semé une mince traînée depuis la grotte jusque-là. Ce lourd sacrifice risquait d’être inutile. Il ne le fut pas. Dès la tombée de la nuit, les noirs vinrent en foule récupérer le grain qu’ils considéraient sans doute comme leur propriété. Les gris se réunirent pour repousser cette soudaine invasion. La bataille éclata. Sur toute la prairie, une tempête paraissait soulever des petits jets de sable. Les couples de lutteurs roulaient comme des boulets vivants, tandis qu’un énorme piaillement montait du sol.

L’issue du combat était prévisible. Un animal qui se bat sur le territoire de son adversaire est presque toujours vaincu. Ce jour-là, tous les rats noirs périrent.

img9.webp

10. Robinson n’avait jamais été coquet

 

Robinson n’avait jamais été coquet et il n’aimait pas particulièrement se regarder dans les glaces. Pourtant cela ne lui était pas arrivé depuis si longtemps qu’il fut tout surpris un jour en sortant un miroir d’un des coffres de La Virginie de revoir son propre visage. En somme il n’avait pas tellement changé, si ce n’est peut-être que sa barbe avait allongé et que de nombreuses rides nouvelles sillonnaient son visage. Ce qui l’inquiétait tout de même, c’était l’air sérieux qu’il avait, une sorte de tristesse qui ne le quittait jamais.