Il leva sa machette – un grand couteau qui leur sert d’arme et d’outil à la fois – et fit d’abord voler le tablier du misérable. Puis il l’abattit sur lui à coups réguliers, détachant sa tête, puis ses bras et ses jambes. Enfin les six morceaux de la victime furent portés dans le feu dont la fumée aussitôt devint noire.

 

Les Indiens avaient rompu le cercle et se dirigeaient vers les embarcations. Six d’entre eux en sortirent des outres et se dirigèrent vers la forêt. Robinson s’enfonça rapidement sous les arbres sans perdre de vue les hommes qui envahissaient son domaine. S’ils venaient à découvrir des traces de sa vie dans l’île, ils pourraient se lancer à sa poursuite, et il leur échapperait difficilement. Mais heureusement le premier point d’eau se trouvait à la lisière de la forêt, et les Indiens n’eurent pas à s’enfoncer bien avant dans l’île. Ils remplirent les outres qu’ils portaient à deux, suspendues à une perche, et ils se dirigèrent vers les pirogues où leurs compagnons avaient pris place. La sorcière était accroupie sur une sorte de siège d’apparat placé à l’arrière d’un des deux bateaux.

Lorsque les pirogues eurent disparu derrière les falaises, Robinson s’approcha du bûcher. On y distinguait encore les restes de l’homme si cruellement sacrifié, parce qu’il avait été déclaré responsable de quelque calamité. Et ce fut plein de peur, de dégoût et de tristesse que Robinson regagna sa maison de gouverneur où il se remit à la rédaction des lois de Speranza.

 

Article 6 : L’île de Speranza est déclarée place fortifiée. Elle est placée sous le commandement du gouverneur qui prend le grade de général. Le couvre-feu est obligatoire une heure après le coucher du soleil…

 

Durant les mois qui suivirent, Robinson éleva autour de sa maison et de l’entrée de la grotte une enceinte à créneaux dont l’accès était lui-même défendu par un fossé de deux mètres de large et de trois mètres de profondeur. Les deux fusils et le pistolet étaient posés – chargés – sur le bord des trois créneaux du centre. En cas d’attaque, Robinson pourrait faire croire aux assaillants qu’il n’était pas le seul défenseur de la forteresse. Le sabre d’abordage et la hache étaient également à portée de la main, mais il était peu probable qu’un corps à corps se produisît, car il sema de pièges l’approche du fossé. Ce fut d’abord une série d’entonnoirs disposés en quinconce au fond desquels était planté un pieu aiguisé au feu et que recouvraient des touffes d’herbe posées sur une mince claie de joncs. Ensuite il enfouit dans le sol à l’orée de la forêt, là où logiquement d’éventuels assaillants se rassembleraient avant d’attaquer, deux tonneaux de poudre qu’un cordon d’étoupe permettait de faire exploser à distance. Enfin il fit en sorte que la passerelle qui permettait de franchir le fossé fût mobile et qu’on pût la manœuvrer de l’intérieur de la forteresse.

Chaque soir, avant de sonner le couvre-feu avec sa trompe, il faisait une ronde, accompagné de Tenn qui paraissait avoir compris le danger qui menaçait Speranza et ses habitants. Puis on procédait à la fermeture de la forteresse. Des blocs de pierre étaient roulés à des emplacements calculés afin que d’éventuels assaillants fussent obligés de se diriger vers les entonnoirs. La passerelle-pont-levis était retirée, on barricadait toutes les issues, et le couvre-feu était sonné. Alors Robinson préparait le dîner, mettait le couvert dans sa belle maison, et se retirait dans la grotte. Il en ressortait quelques minutes plus tard, lavé, parfumé, peigné, la barbe taillée, vêtu de son habit de général. Enfin à la lueur d’un candélabre hérissé de baguettes enduites de résine, il dînait lentement sous le regard passionné et attentif de Tenn.

9. À cette période d’activité militaire intense

 

À cette période d’activité militaire intense succédèrent des pluies abondantes. Il fallut faire de nombreuses réparations dans la maison, les chemins et les corrals endommagés par le ruissellement des eaux. Puis ce fut à nouveau la récolte des céréales. Elle fut si abondante qu’il fallut nettoyer et sécher une autre grotte non loin de la grande grotte qui commençait à déborder de grains. Cette fois, Robinson ne se refusa pas la joie de faire du pain, le premier qu’il mangeait depuis son installation dans l’île.

Cette abondance de céréales posa bientôt le problème de la lutte contre les rats.