C’est alors qu’il prit soudain la décision de ne pas faire encore de pain et de consacrer toute sa récolte au prochain ensemencement de ses terres. En se privant ainsi de pain, il croyait accomplir un acte méritoire et raisonnable. En réalité, il obéissait à un nouveau penchant, l’avarice, qui allait lui faire beaucoup de mal.
C’est peu après cette première récolte que Robinson eut la très grande joie de retrouver Tenn, le chien de La Virginie. L’animal jaillit d’un buisson en gémissant et en tordant l’échine, faisant ainsi une vraie fête à ce maître d’autrefois. Robinson ne sut jamais comment le chien avait passé tout ce temps dans l’île, ni pourquoi il n’était pas venu plus tôt à lui. La présence de ce compagnon le décida à mettre à exécution un projet qu’il avait depuis longtemps : se construire une vraie maison, et ne plus continuer à dormir dans un coin de la grotte ou au pied d’un arbre. Il situa sa maison près du grand cèdre au centre de l’île. Il creusa d’abord un fossé rectangulaire qu’il meubla d’un lit de galets recouverts eux-mêmes d’une couche de sable blanc. Sur ces fondements parfaitement secs et perméables, il éleva des murs en mettant l’un sur l’autre des troncs de palmiers. La toiture se composa d’une vannerie de roseaux sur laquelle il disposa ensuite des feuilles de figuier-caoutchouc en écailles, comme des ardoises. Il revêtit la surface extérieure des murs d’un mortier d’argile. Un dallage de pierres plates et irrégulières, assemblées comme les pièces d’un puzzle, recouvrit le sol sablonneux. Des peaux de biques et des nattes de jonc, quelques meubles en osier, la vaisselle et les fanaux sauvés de La Virginie, la longue-vue, le sabre et l’un des fusils suspendus au mur créèrent une atmosphère confortable et intime que Robinson n’avait plus connue depuis longtemps. Il prit même l’habitude, ayant déballé les vêtements contenus dans les coffres de La Virginie – et certains étaient fort beaux ! – de s’habiller chaque soir pour dîner, avec habit, haut-de-chausses, chapeau, bas et souliers.
Il remarqua plus tard que le soleil n’était visible de l’intérieur de la villa qu’à certaines heures du jour et qu’il serait plus pratique pour savoir l’heure de fabriquer une sorte d’horloge qui fonctionnerait jour et nuit à l’intérieur de la maison. Après quelques tâtonnements, il confectionna une sorte de clepsydre, c’est-à-dire une horloge à eau, comme on en avait autrefois. C’était simplement une bonbonne de verre transparent dont il avait percé le fond d’un tout petit trou par où l’eau fuyait goutte à goutte dans un bac de cuivre posé sur le sol. La bonbonne mettait vingt-quatre heures à se vider dans le bac, et Robinson avait strié ses flancs de vingt-quatre cercles parallèles marqués chacun d’un chiffre. Ainsi le niveau du liquide donnait l’heure à tout moment. Il lui fallait aussi un calendrier qui lui donnât le jour de la semaine, le mois de l’année et le nombre d’années passées. Il ne savait absolument pas depuis combien de temps il se trouvait dans l’île. Un an, deux ans, plus peut-être ? Il décida de repartir à zéro. Il dressa devant sa maison un mât-calendrier. C’était un tronc écorcé sur lequel il faisait chaque jour une petite encoche, chaque mois une encoche plus profonde, et le douzième mois, il marquerait d’un grand 1 la première année de son calendrier local.
8. La vie suivait son cours,
La vie suivait son cours, mais Robinson éprouvait de plus en plus le besoin de mieux organiser son emploi du temps. Il avait toujours peur de retomber dans la souille, et peut-être de devenir comme une bête. C’est très difficile de rester un homme quand personne n’est là pour vous y aider ! Contre cette mauvaise pente, il ne connaissait comme remèdes que le travail, la discipline et l’exploitation de toutes les ressources de l’île.
Lorsque son calendrier eut mille jours inscrits, il décida de donner des lois à l’île de Speranza. Il revêtit un costume de cérémonie, il se plaça devant un pupitre qu’il avait imaginé et fabriqué pour pouvoir écrire debout, puis ouvrant l’un des plus beaux livres lavés qu’il avait trouvés dans La Virginie, il écrivit :
CHARTE DE L’ÎLE DE SPERANZA
COMMENCÉE LE 1000e JOUR DU CALENDRIER LOCAL
Article 1er : Robinson Crusoé, né à York, le 19 décembre 1737, est nommé gouverneur de l’île de Speranza, située dans l’océan Pacifique, entre les îles Juan Fernandez et la côte orientale du Chili. En cette qualité il a tous pouvoirs pour légiférer sur l’ensemble du territoire insulaire et de ses eaux territoriales.
Article 2 : Les habitants de l’île sont tenus de penser à haute voix.
(En effet, parce qu’il n’avait personne à qui parler, Robinson craignait de perdre l’usage de la parole. Déjà il éprouvait quand il voulait parler un embarras de la langue, comme s’il avait bu un peu trop de vin. Désormais il avait l’obligation de parler sans arrêt, aux arbres, aux pierres, aux nuages, mais bien entendu aussi aux chèvres et à Tenn.)
Article 3 : Le vendredi est jeûné.
Article 4 : Le dimanche est chômé.
1 comment