À dix-neuf heures, le samedi, tout travail doit cesser dans l’île, et les habitants doivent revêtir leurs meilleurs vêtements pour le dîner. Le dimanche matin à dix heures, ils se réuniront dans le temple pour la prière. (Dans ces lois, Robinson ne pouvait pas s’empêcher de faire comme si l’île avait de nombreux habitants. En effet, il lui paraissait absurde de faire des lois pour un homme seul. Et puis il se disait que peut-être, un jour, le hasard lui amènerait un ou plusieurs compagnons…)
Article 5 : Seul le gouverneur est autorisé à fumer la pipe. Mais seulement une fois par semaine, le dimanche après-midi après le déjeuner.
(Il avait découvert depuis peu l’usage et l’agrément de la pipe de porcelaine du capitaine van Deyssel. Malheureusement la provision de tabac du barillet ne durerait qu’un temps, et il s’efforçait de la prolonger autant que possible.)
Il s’accorda quelques instants de réflexion avant de déterminer les peines qui frapperaient ceux qui n’observeraient pas ces lois. Il fit quelques pas en direction de la porte qu’il ouvrit toute grande. Comme la nature était belle ! Le feuillage des arbres faisait comme une mer verte que le vent agitait et qui se mêlait au loin avec la ligne bleue de l’Océan. Plus loin encore il n’y avait que le ciel absolument bleu et sans nuages. Mais non ! Pas absolument bleu ! Robinson sursauta en voyant du côté de la grande plage s’élever un nuage de fumée blanche. Pourtant il était bien sûr de n’avoir laissé aucun feu allumé de ce côté-là. Aurait-il des visiteurs ? Il alla décrocher du mur un fusil, une poire à poudre, une bourse de balles et la longue-vue. Puis il siffla Tenn et s’enfonça dans l’épaisseur du taillis en évitant la voie directe qui menait de la grotte au rivage.
Trois longues pirogues à flotteurs et balanciers étaient tirées sur le sable sec. Une quarantaine d’hommes faisaient cercle debout autour d’un feu d’où montait un torrent de fumée lourde, épaisse et blanche. Robinson reconnut à la longue-vue des Araucans du type costinos, redoutables Indiens de la côte du Chili. Ce peuple avait tenu en échec les envahisseurs incas, puis il avait infligé de sanglantes défaites aux conquistadores espagnols. Petits, trapus, ils étaient vêtus d’un grossier tablier de cuir. Leur visage large aux yeux extraordinairement écartés était rendu plus bizarre encore par l’habitude qu’ils avaient de s’épiler complètement les sourcils. Ils avaient tous une chevelure noire, très longue, qu’ils secouaient fièrement à toute occasion. Robinson les connaissait par les fréquents voyages qu’il avait faits à Temuco, leur capitale. Il savait que si un nouveau conflit avec les Espagnols avait éclaté, aucun homme blanc ne trouverait grâce à leurs yeux.
Avaient-ils effectué sur leurs pirogues l’énorme traversée des côtes du Chili à Speranza ? Ce n’était pas impossible à en juger par leur réputation de marins émérites. Mais il était plus probable qu’ils avaient colonisé l’une ou l’autre des îles Juan Fernandez – et Robinson pensa aussitôt qu’il avait eu de la chance de ne pas avoir été jeté entre leurs mains, car il aurait été à coup sûr réduit en esclavage, ou peut-être même massacré !
Grâce à des récits qu’il avait entendus en Araucanie, il devinait le sens de la cérémonie qui se déroulait actuellement sur le rivage. Une vieille femme, maigre et échevelée, allait et venait en chancelant au milieu du cercle formé par les hommes. Elle s’approchait du feu, y jetait une poignée de poudre, et respirait avidement la lourde fumée blanche qui s’élevait aussitôt. Puis elle se tournait vers les Indiens immobiles, et elle paraissait les passer en revue, pas à pas, s’arrêtant devant celui-ci, puis devant celui-là. Ensuite elle revenait près du foyer et le manège recommençait.
Il s’agissait d’une sorcière qu’on avait chargée de trouver parmi les Indiens lequel était responsable d’un malheur quelconque qui avait frappé la tribu – maladie, mort inexplicable, ou simplement incendie, orage, mauvaise récolte… Et tout à coup, elle choisit en effet sa victime. Son long bras maigre se tendit vers l’un des hommes, tandis que sa bouche grande ouverte proférait des malédictions que Robinson n’entendait pas. L’Indien désigné par la sorcière se jeta à plat ventre sur le sol, secoué de grands frissons de terreur. L’un des Indiens marcha vers lui.
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