Vendredi ou les limbes du Pacifique

Michel Tournier

Vendredi ou les limbes du Pacifique

1967

Édition revue et augmentée

Avec la rigueur d’un fil à plomb, le fanal suspendu au plafond de la cabine mesurait par ses oscillations l’ampleur de la gîte que prenait la Virginie sous une houle de plus en plus creuse. Le capitaine Pieter Van Deyssel se pencha par-dessus son ventre pour poser le jeu de tarot devant Robinson.

— Coupez et retournez la première carte, lui dit-il.

Puis il se laissa retomber dans son fauteuil et tira une bouffée de sa pipe de porcelaine.

— C’est le démiurge, commenta-t-il. L’un des trois arcanes majeurs fondamentaux. Il figure un bateleur debout devant un établi couvert d’objets hétéroclites. Cela signifie qu’il y a en vous un organisateur. Il lutte contre un univers en désordre qu’il s’efforce de maîtriser avec des moyens de fortune. Il semble y parvenir, mais n’oublions pas que ce démiurge est aussi bateleur : son œuvre est illusion, son ordre est illusoire. Malheureusement il l’ignore. Le scepticisme n’est pas son fort.

Un choc sourd secoua le navire, tandis que le fanal accusait un angle de quarante-cinq degrés avec le plafond. Une soudaine auloffée avait amené la Virginie presque en travers du vent, et une lame venait de crouler sur le pont avec un bruit de canonnade. Robinson retourna une deuxième carte. On y voyait, souillé de taches de graisse, un personnage portant couronne et sceptre debout sur un char tiré par deux coursiers.

— Mars, prononça le capitaine. Le petit démiurge a remporté une victoire apparente sur la nature. Il a triomphé par la force et impose autour de lui un ordre qui est à son image.

Tassé sur son siège, comme un bouddha, Van Deyssel enveloppa Robinson d’un regard pétillant de malice.

— Un ordre à votre image, répéta-t-il d’un air pensif. Rien de tel pour percer l’âme d’un homme que de l’imaginer revêtu d’un pouvoir absolu grâce auquel il peut imposer sa volonté sans obstacle. Robinson-Roi… Vous avez vingt-deux ans. Vous avez abandonné… euh… laissé à York une jeune épouse et deux enfants pour tenter fortune dans le Nouveau Monde à l’exemple de beaucoup de vos compatriotes. Plus tard les vôtres vous rejoindront. Enfin, si Dieu le veut… Vos cheveux ras, votre barbe rousse et carrée, votre regard clair, très droit, mais avec je ne sais quoi de fixe et de limité, votre mise dont l’austérité avoisine l’affectation, tout cela vous classe dans l’heureuse catégorie de ceux qui n’ont jamais douté de rien. Vous êtes pieux, avare et pur. Le royaume dont vous seriez le souverain ressemblerait à nos grandes armoires domestiques ou les femmes de chez nous rangent des piles de draps et de nappes immaculées et parfumées par des sachets de lavande. Ne vous fâchez pas. Ne rougissez pas. Ce que je vous dis ne serait mortifiant que si vous aviez vingt ans de plus. En vérité, vous avez tout à apprendre. Ne rougissez plus et choisissez une carte… Tiens, que vous disais-je ? Vous me donnez l’Hermite. Le Guerrier a pris conscience de sa solitude. Il s’est retiré au fond d’une grotte pour y retrouver sa source originelle. Mais en s’enfonçant ainsi au sein de la terre, en accomplissant ce voyage au fond de lui-même, il est devenu un autre homme. S’il sort jamais de cette retraite, il s’apercevra que son âme monolithique a subi d’intimes fissures.