Dépouillée de ces pauvres hardes – usées, lacérées, maculées, mais issues de plusieurs millénaires de civilisation et imprégnées d’humanité –, sa chair était offerte vulnérable et blanche au rayonnement des éléments bruts. Le vent, les cactus, les pierres et jusqu’à cette lumière impitoyable cernaient, attaquaient et meurtrissaient cette proie sans défense. Robinson se sentit périr. Une créature humaine avait-elle été jamais soumise à une épreuve aussi cruelle ? Pour la première fois depuis le naufrage, des paroles de révolte contre les décrets de la Providence s’échappèrent de ses lèvres. « Seigneur, murmura-t-il, si tu ne t’es pas complètement détourné de ta créature, si tu ne veux pas qu’elle succombe dans les minutes qui viennent sous le poids de la désolation que tu lui imposes, alors, manifeste-toi. Accorde-moi un signe qui atteste ta présence auprès de moi ! » Puis il attendit, les lèvres serrées, semblable au premier homme sous l’Arbre de la Connaissance, quand toute la terre était molle et humide encore après le retrait des eaux. Alors, tandis que le grondement de la pluie redoublait sur les feuillages et que tout semblait vouloir se dissoudre dans la nuée vaporeuse qui montait du sol, il vit se former à l’horizon un arc-en-ciel plus vaste et plus coruscant que la nature seule n’en peut créer. Plus qu’un arc-en-ciel, c’était comme une auréole presque parfaite, dont seul le segment inférieur disparaissait dans les flots, et qui étalait les sept couleurs du spectre avec une admirable vivacité.
L’averse cessa aussi soudainement qu’elle avait commencé. Robinson retrouva avec ses vêtements le sens et l’instance de son travail. Il eut bientôt surmonté cette brève mais instructive défaillance.
*
Il était occupé à tordre un couple à son équerrage exact en pesant sur lui de tout son poids, quand il éprouva le sentiment confus qu’il était observé. Il releva la tête, et son regard croisa celui de Tenn, le chien de la Virginie, ce setter-laverack de race médiocre, affectueux comme un enfant, qui se trouvait sur le pont avec l’homme de quart au moment du naufrage. L’animal était tombé en arrêt à une dizaine de pas, les oreilles pointées, la patte de devant gauche repliée. Une émotion réchauffa le cœur de Robinson. Il avait la certitude cette fois qu’il n’avait pas seul échappé au naufrage. Il fit quelques pas vers l’animal en prononçant plusieurs fois son nom. Tenn appartenait à une de ces races de chiens qui manifestent un besoin vital, impérieux de la présence humaine, de la voix et de la main humaines. Il était étrange qu’il ne se précipitât pas vers Robinson en gémissant, l’échine tordue et le fouet éperdu. Robinson n’était plus qu’à quelques pieds de lui quand il se mit à battre en retraite, les babines retroussées, avec un grondement de haine. Puis il fit un brusque demi-tour et s’enfuit ventre à terre dans les taillis où il disparut. Malgré sa déception, Robinson conserva de cette rencontre comme une joie rémanente qui l’aida à vivre plusieurs jours. En outre, le comportement incompréhensible de Tenn détourna sa pensée de l’Évasion en lui donnant un aliment neuf. Fallait-il croire que les terreurs et les souffrances du naufrage avaient rendu folle la pauvre bête ? Ou bien son chagrin de la mort du commandant était-il si farouche qu’elle ne supportait plus la présence d’un autre homme ? Mais une autre hypothèse se présenta à son esprit et le remplit d’angoisse : peut-être était-il depuis si longtemps déjà dans l’île qu’il était en somme naturel que le chien fût retourné à l’état sauvage. Combien de jours, de semaines, de mois, d’années s’étaient-ils écoulés depuis le naufrage de la Virginie ? Robinson était pris de vertige quand il se posait cette question. Il lui semblait alors jeter une pierre dans un puits et attendre vainement que retentisse le bruit de sa chute sur le fond. Il se jura de marquer désormais sur un arbre de l’île une encoche chaque jour, et une croix tous les trente jours. Puis il oublia son propos en se replongeant dans la construction de l’Évasion.
Elle prenait figure lentement, celle d’un cotre large, à l’étrave fort peu relevée, un peu lourd, qui devait jauger quatre à cinq tonneaux. Il n’en fallait pas moins pour tenter avec quelques chances de réussite la traversée vers la côte chilienne. Robinson avait opté pour un seul mât qui porterait une voile triangulaire latine permettant d’établir une grande surface vélique, facilement manœuvrable toutefois pour un unique homme d’équipage, et particulièrement adaptée au vent de travers (N.-S.) dont il fallait prévoir la dominance en naviguant cap à l’est. Le mât devait traverser le rouf et aller s’implanter sur la quille de façon à être totalement solidaire de la coque. Avant de procéder à la pose du pont, Robinson passa une dernière fois la main sur la surface interne – lisse et étroitement ajointée – des flancs du bateau, et il imagina avec bonheur les gouttes qui apparaîtraient normalement à tous les joints quand il mettrait à l’eau pour la première fois.
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