Les jeter par-dessus bord aurait risqué d’attirer dans la baie des requins qui n’eussent pas manqué de s’y fixer à demeure dans l’attente d’autres aubaines. C’était bien assez des vautours qu’il avait affriandés par une première imprudence et qui depuis le surveillaient sans relâche. Il se dit enfin que lorsque les oiseaux et les rats auraient fini de nettoyer les cadavres, il serait toujours temps de recueillir les squelettes propres et secs, et de leur donner une tombe décente. S’adressant aux âmes des deux défunts, il leur promit même de leur élever une petite chapelle où il viendrait prier chaque jour. Ses seuls compagnons étaient des morts, il était juste qu’il leur fasse une place de choix dans sa vie.
Malgré toutes ses recherches dans la Virginie, il n’avait pu trouver ni une vis ni un clou. Comme il ne disposait pas non plus de vilebrequin, l’assemblage des pièces par chevillage lui était également interdit. Il se résigna à ajointer les pièces par mortaises et tenons, en taillant ces derniers en queues-d’aronde pour plus de solidité. Il eut même l’idée de les durcir à la flamme avant de les engager dans les mortaises, puis de les arroser d’eau de mer pour les faire gonfler et les souder ainsi dans leur logement. Cent fois le bois se fendit sous l’action, soit de la flamme, soit de l’eau, mais il recommençait inlassablement, ne vivant plus que dans une sorte de torpeur de somnambule, au-delà de la fatigue et de l’impatience.
*
De brusques averses et des traînées blanches à l’horizon annoncèrent un changement de temps. Un matin, le ciel, qui paraissait tout aussi pur qu’à l’accoutumée, avait pris cependant une teinte métallique qui l’inquiéta. Le bleu transparent des jours précédents avait tourné au bleu mat et plombé. Bientôt un couvercle de nuages parfaitement homogènes s’appesantit d’un horizon à l’autre, et les premières gouttes mitraillèrent la coque de l’Évasion. Robinson voulut d’abord ignorer ce contretemps imprévu, mais il dut bientôt retirer ses vêtements dont la pesanteur trempée gênait ses mouvements. Il les rangea à l’abri dans la partie achevée de la coque. Il s’attarda un moment à regarder l’eau tiède ruisseler sur son corps couvert de croûtes de terre et de crasse qui fondaient en petites rigoles boueuses. Ses toisons rousses, collées en plaques luisantes, s’orientaient selon les lignes de forces qui accentuaient leur animalité. « Un phoque d’or », pensa-t-il avec un vague sourire. Puis il urina, trouvant plaisant d’ajouter sa modeste part au déluge qui noyait tout autour de lui. Il se sentait soudain en vacances, et un accès de gaieté lui fit esquisser un pas de danse lorsqu’il courut, aveuglé par les gouttes et cinglé par les rafales, se réfugier sous le couvert des arbres.
La pluie n’avait pas encore percé les mille toitures superposées des frondaisons sur lesquelles elle tambourinait avec un bruit assourdissant. Une vapeur d’étuve montait du sol et se perdait dans les voûtes feuillues. Robinson s’attendait à tout instant à ce que l’eau perce enfin et l’inonde. Or le sol devenait de plus en plus fangeux sous ses pieds sans qu’une seule goutte d’eau lui soit encore tombée sur la tête ou sur les épaules. Il comprit enfin en s’apercevant qu’un petit torrent dévalait le long de chaque tronc d’arbre dans des gouttières creusées dans l’écorce comme à cette seule fin. Quelques heures plus tard, le soleil couchant, apparu entre l’horizon et la ligne inférieure du plafond de nuages, baigna l’île dans une lumière d’incendie sans que la pluie diminue de violence.
L’élan de gaieté puérile qui avait emporté Robinson était tombé en même temps que se dissipait l’espèce d’ébriété où l’entretenait son travail forcené. Il se sentait sombrer dans un abîme de déréliction, nu et seul, dans ce paysage d’Apocalypse, avec pour toute société deux cadavres pourrissant sur le pont d’une épave. Il ne devait comprendre que plus tard la portée de cette expérience de la nudité qu’il faisait pour la première fois. Certes, ni la température ni un sentiment de quelconque pudeur ne l’obligeaient à porter des vêtements de civilisé. Mais si c’était par routine qu’il les avait conservés jusqu’alors, il éprouvait par son désespoir la valeur de cette armure de laine et de lin dont la société humaine l’enveloppait encore un moment auparavant. La nudité est un luxe que seul l’homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s’offrir sans danger. Pour Robinson, aussi longtemps qu’il n’aurait pas changé d’âme, c’était une épreuve d’une meurtrière témérité.
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