Robinson, vous êtes sauvé, mais, que diable, vous revenez de loin ! Vous couliez à pic, et le dieu du ciel vous vient en aide avec une admirable opportunité. Il s’incarne dans un enfant d’or, issu des entrailles de la terre – comme une pépite arrachée à la mine –, qui vous rend les clés de la Cité solaire.
Jupiter ? N’était-ce pas ce mot précisément qui perçait à travers les hurlements de la tempête ? Jupiter ? Mais non ! Terre !
L’homme de quart avait crié : Terre ! Et, en effet, que pouvait-il avoir de plus urgent à signaler à bord de ce vaisseau sans maître, sinon l’approche d’une côte inconnue avec ses sables ou ses récifs ?
— Tout cela peut bien vous paraître un inintelligible galimatias, commentait Van Deyssel. Mais telle est justement la sagesse du Tarot qu’il ne nous éclaire jamais sur notre avenir en termes clairs. Imaginez-vous les désordres qu’engendrerait une prévision lucide de l’avenir ? Non, tout au plus nous permet-il de pressentir notre avenir. Le petit discours que je vous ai tenu est en quelque sorte chiffré, et la grille se trouve être votre avenir lui-même. Chaque événement futur de votre vie vous révélera en se produisant la vérité de telle ou telle de mes prédictions. Cette sorte de prophétie n’est point aussi illusoire qu’il peut paraître tout d’abord.
Le capitaine téta en silence le bec recourbé de sa longue pipe alsacienne. Elle était éteinte. Il sortit de sa poche un canif dont il fit basculer le poinçon et entreprit à l’aide de cet instrument de vider le fourneau de porcelaine dans un coquillage posé sur la table. Robinson n’entendait plus rien d’insolite au milieu de la clameur sauvage des éléments. Le capitaine avait ouvert son barillet à tabac en tirant sur la languette de cuir du disque de bois qui le bouchait. Avec de tendres précautions, il fit glisser sa grande pipe si fragile à l’intérieur d’une cheminée aménagée dans le matelas de tabac qui remplissait le barillet.
— Ainsi, expliqua-t-il, elle est à l’abri des chocs et elle s’imprègne de l’odeur mielleuse de mon Amsterdamer.
Puis, soudain immobile, il regarda Robinson d’un air sévère.
— Crusoé, lui dit-il, écoutez-moi bien : gardez-vous de la pureté. C’est le vitriol de l’âme.
C’est alors que le fanal, décrivant un brutal quart de cercle au bout de sa chaîne, alla s’écraser au plafond de la cabine, tandis que le capitaine plongeait tête la première par-dessus la table. Dans l’obscurité pleine de craquements qui l’entourait, Robinson tâtonnait vers la poignée de la porte. Il ne trouva rien, et un courant d’air violent lui apprit qu’il n’y avait plus de porte et qu’il était déjà dans la coursive. Tout son corps souffrait d’angoisse de sentir sous ses pieds la terrifiante immobilité qui avait succédé aux mouvements profonds du navire. Sur le pont vaguement éclairé par la lumière tragique de la pleine lune, il distingua un groupe de matelots qui affalaient une embarcation sur ses bossoirs. Il se dirigeait vers eux quand le plancher se déroba sous lui. On eût dit que mille béliers venaient de heurter à toute volée le flanc bâbord de la galiote. Aussitôt après, une muraille d’eau noire croulait sur le pont et le balayait de bout en bout, emportant tout avec elle, corps et biens.
CHAPITRE PREMIER
Une vague déferla, courut sur la grève humide et lécha les pieds de Robinson qui gisait face contre sable. À demi inconscient encore, il se ramassa sur lui-même et rampa de quelques mètres vers la plage. Puis il se laissa rouler sur le dos. Des mouettes noires et blanches tournoyaient en gémissant dans le ciel céruléen où une trame blanchâtre qui s’effilochait vers le levant était tout ce qui restait de la tempête de la veille. Robinson fit un effort pour s’asseoir et éprouva aussitôt une douleur fulgurante à l’épaule gauche. La grève était jonchée de poissons éventrés, de crustacés fracturés et de touffes de varech brunâtre, tel qu’il n’en existe qu’à une certaine profondeur. Au nord et à l’est, l’horizon s’ouvrait librement vers le large, mais à l’ouest il était barré par une falaise rocheuse qui s’avançait dans la mer et semblait s’y prolonger par une chaîne de récifs. C’était là, à deux encablures environ, que se dressait au milieu des brisants la silhouette tragique et ridicule de la Virginie dont les mâts mutilés et les haubans flottant dans le vent clamaient silencieusement la détresse.
Lorsque la tempête s’était levée, la galiote du capitaine Van Deyssel devait se trouver – non pas au nord, comme il l’avait cru – mais au nord-est de l’archipel Juan Fernández. Dès lors, le navire, fuyant sous le vent, avait dû être chassé sur les atterrages de l’île Mas a Tierra, au lieu de dériver librement dans le vide marin de cent soixante-dix milles qui s’étend entre cette île et la côte chilienne. Telle était du moins l’hypothèse la moins défavorable à Robinson, puisque Mas a Tierra, décrite par William Dampier, nourrissait une population d’origine espagnole, assez clairsemée, il est vrai, sur ses quatre-vingt-quinze kilomètres carrés de forêts tropicales et de prairies. Mais il était également possible que le capitaine n’eût commis aucune erreur d’estime et que la Virginie se soit brisée sur un îlot inconnu, situé quelque part entre Juan Fernández et le continent américain.
1 comment