Le désespoir suppose un minimum de répit. En errant sur le sommet de la montagne, il découvrit une espèce d’ananas sauvage, plus petit et moins sucré que ceux de Californie, qu’il découpa en cubes avec son couteau de poche et dont il dîna. Puis il se glissa sous un bloc rocheux et il sombra dans un sommeil sans rêves.


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Un cèdre gigantesque qui prenait racine aux abords de la grotte s’élevait, bien au-dessus du chaos rocheux, comme le génie tutélaire de l’île. Lorsque Robinson s’éveilla, une faible brise nord-ouest animait ses branches de gestes apaisants. Cette présence végétale le réconforta et lui aurait fait pressentir ce que l’île pouvait pour lui, si toute son attention n’avait été requise et aspirée par la mer. Puisque cette terre n’était pas l’île Mas a Tierra, il devait s’agir d’un îlot que les cartes ne mentionnaient pas, situé quelque part entre la grande île et la côte chilienne. À l’ouest l’archipel Juan Fernández, à l’est le continent sud-américain se trouvaient à des distances impossibles à déterminer, mais excédant à coup sûr les possibilités d’un homme seul sur un radeau ou une pirogue de fortune. En outre, l’îlot devait se trouver hors de la route régulière des navires, puisqu’il était totalement inconnu.

Cependant que Robinson se faisait ce triste raisonnement, il examinait la configuration de l’île. Toute sa partie occidentale paraissait couverte par l’épaisse toison de la forêt tropicale et se terminer par une falaise rocheuse abrupte sur la mer. Vers le levant, au contraire, on voyait ondoyer une prairie très irriguée qui dégénérait en marécages aux abords d’une côte basse et laguneuse. Seul le nord de l’îlot paraissait abordable. Il était formé d’une vaste baie sablonneuse, encadrée au nord-est par des dunes blondes, au nord-ouest par les récifs où l’on distinguait la coque de la Virginie, empalée sur un gros ventre.

Lorsque Robinson commença à redescendre vers le rivage d’où il était parti la veille, il avait subi un premier changement. Il était plus grave – c’est-à-dire plus lourd, plus triste – d’avoir pleinement reconnu et mesuré cette solitude qui allait être son destin pour longtemps peut-être.

Il avait oublié le bouc assommé quand il le découvrit au milieu de la piste qu’il avait suivie la veille. Il fut heureux de retrouver sous sa main, presque par hasard, la souche qu’il avait laissée tomber quelques pas plus loin, car une demi-douzaine de vautours, la tête dans les épaules, le regardaient approcher de leurs petits yeux roses. Le bouc gisait éventré sur les pierres, et le gésier écarlate et dénudé qui saillait en avant du plumage des charognards disait assez que le festin avait commencé.

Robinson s’avança en faisant tournoyer sa lourde trique. Les oiseaux se dispersèrent en courant pesamment sur leurs pattes torses et parvinrent à décoller laborieusement un par un. L’un deux tourna dans l’air et, revenant en arrière, largua au passage une fiente verte qui s’écrasa sur un tronc près de Robinson. Pourtant les oiseaux avaient fort proprement travaillé. Seules les entrailles, les viscères et les génitoires du bouc avaient disparu, et il était probable que le reste n’aurait été comestible pour eux qu’après de longs jours de cuisson au soleil. Robinson chargea la dépouille sur ses épaules et continua son chemin.


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Revenu sur la grève, il découpa un quartier et le fit rôtir suspendu à trois bâtons noués en faisceau au-dessus d’un feu d’eucalyptus. La flamme pétillante le réconforta davantage que la viande musquée et coriace qu’il mâchait en fixant l’horizon. Il décida d’entretenir ce foyer en permanence, autant pour se réchauffer le cœur que pour ménager le briquet à silex qu’il avait retrouvé dans sa poche et pour se signaler à d’éventuels sauveteurs. Au demeurant, rien ne pouvait attirer davantage l’équipage d’un navire passant au large de l’île que l’épave de la Virginie, toujours en équilibre sur son roc, évidente et navrante, avec des filins qui pendaient de ses mâts brisés, mais propre à exciter la convoitise de n’importe quel bourlingueur du monde. Robinson pensait aux armes et aux provisions de toute sorte que contenaient ses flancs et qu’il devrait bien sauver avant qu’une nouvelle tempête ne balayât définitivement l’épave. Si son séjour dans l’île devait se prolonger, sa survie dépendrait de cet héritage à lui légué par ses compagnons dont il ne pouvait plus douter à présent qu’ils fussent tous morts. La sagesse aurait été de procéder sans plus tarder aux opérations de débarquement qui présenteraient d’immenses difficultés pour un homme seul. Pourtant il n’en fit rien, se donnant comme raison que vider la Virginie, c’était la rendre plus vulnérable à un coup de vent et compromettre sa meilleure chance de sauvetage. En vérité il éprouvait une insurmontable répugnance pour tout ce qui pouvait ressembler à des travaux d’installation dans l’île. Non seulement il persistait à croire que son séjour ici ne pourrait être de longue durée, mais par une crainte superstitieuse, il lui semblait qu’en faisant quoi que ce fût pour organiser sa vie sur ces rivages, il renonçait aux chances qu’il avait d’être rapidement recueilli. Tournant le dos obstinément à la terre, il n’avait d’yeux que pour la surface bombée et métallique de la mer d’où viendrait bientôt le salut.

Les jours qui suivirent, il les employa à signaler sa présence par tous les moyens que lui présenta son imagination.