À côté du foyer perpétuellement entretenu sur la grève, il entassa des fagots de branchages et une quantité de varech propres à constituer rapidement un foyer fuligineux si une voile venait à pointer à l’horizon. Puis il eut l’idée d’un mât au sommet duquel était posée une perche dont l’extrémité la plus longue touchait le sol. En cas d’alerte, il y fixerait un fagot enflammé puis, tirant sur l’autre extrémité à l’aide d’une liane, il ferait basculer la perche et monter haut dans le ciel le fanal improvisé. Mais il se désintéressa de ce stratagème quand il eut découvert sur la falaise surplombant la baie à l’ouest un eucalyptus mort qui pouvait avoir deux cents pieds de haut et dont le tronc creux formait une longue cheminée ouverte vers le ciel. En y entassant des brindilles et des bûchettes, il pensa pouvoir en peu de temps transformer l’arbre en une gigantesque torche, repérable à plusieurs lieues à la ronde. Il négligea de dresser des signaux qui fussent visibles en son absence, car il ne songeait pas à s’éloigner de ce rivage où dans quelques heures peut-être, demain ou après-demain au plus tard, un navire jetterait l’ancre pour lui.

Il ne faisait aucun effort pour se nourrir, mangeant à tout moment ce qui lui tombait sous la main – coquillages, feuilles de pourpier, racines de fougères, noix de coco, choux palmistes, baies ou œufs d’oiseaux et de tortues. Le troisième jour, il jeta loin de lui et abandonna aux charognards la carcasse du bouc dont l’odeur devenait intolérable. Il regretta bientôt ce geste qui eut pour effet de fixer sur lui l’attention vigilante des sinistres oiseaux. Désormais, où qu’il allât, quoi qu’il fît, un aréopage de têtes chenues et de cous pelés se rassemblait inexorablement à quelque distance. Les oiseaux n’évitaient que paresseusement les pierres ou les bûches dont il les bombardait parfois dans son exaspération, comme si, serviteurs de la mort, ils étaient eux-mêmes immortels.

Il négligeait de tenir le compte des jours qui passaient. Il apprendrait bien de la bouche de ses sauveteurs combien de temps s’était écoulé depuis le naufrage de la Virginie. Ainsi ne sut-il jamais précisément au bout de combien de jours, de semaines ou de mois, son inactivité et sa surveillance passive de l’horizon commencèrent à lui peser. La vaste plaine océane légèrement bombée, miroitante et glauque, le fascinait, et il se prit à craindre d’être l’objet d’hallucinations. Il oublia d’abord qu’il n’avait à ses pieds qu’une masse liquide en perpétuel mouvement. Il vit en elle une surface dure et élastique où il n’aurait tenu qu’à lui de s’élancer et de rebondir. Puis, allant plus loin, il se figura qu’il s’agissait du dos de quelque animal fabuleux dont la tête devait se trouver de l’autre côté de l’horizon. Enfin il lui parut tout à coup que l’île, ses rochers, ses forêts n’étaient que la paupière et le sourcil d’un œil immense, bleu et humide, scrutant les profondeurs du ciel. Cette dernière image l’obséda au point qu’il dut renoncer à son attente contemplative. Il se secoua et décida d’entreprendre quelque chose. Pour la première fois, la peur de perdre l’esprit l’avait effleuré de son aile. Elle ne devait plus le quitter.


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Entreprendre quelque chose ne pouvait avoir qu’un seul sens : construire un bateau de tonnage suffisant pour rallier la côte chilienne occidentale.

Ce jour-là, Robinson décida de surmonter sa répugnance et de faire une incursion dans l’épave de la Virginie pour tenter d’en rapporter des instruments et des matériaux utiles à son dessein. Il réunit à l’aide de lianes une douzaine de rondins en un grossier radeau, fort utilisable cependant par calme plat. Une forte perche pouvait lui servir de moyen de propulsion, car l’eau demeurait peu profonde par marée basse jusqu’aux premiers rochers sur lesquels il pouvait ensuite prendre appui. Parvenu à l’ombre monumentale de l’épave, il amarra son radeau sur le fond et entreprit de faire à la nage le tour du bâtiment pour tenter de trouver un moyen d’accès. La coque, qui ne présentait aucune blessure apparente, s’était plantée sur un récif pointu et sans doute constamment immergé qui la portait comme un socle. En somme, si l’équipage, faisant confiance à cette brave Virginie, était demeuré dans l’entrepont au lieu de s’exposer sur le pont balayé par les lames, tout le monde aurait eu peut-être la vie sauve. En se hissant à l’aide d’un filin qui pendait d’un écubier, Robinson se prenait même à penser qu’il pouvait trouver à bord le capitaine Van Deyssel qu’il avait quitté blessé sans doute, mais vivant et en sécurité dans sa cabine. Dès qu’il eut sauté sur le gaillard d’arrière, encombré par un tel amoncellement de mâts, de vergues, de câbles et de haubans brisés et enchevêtrés qu’il était difficile de s’y frayer un passage, il aperçut le cadavre du matelot de quart, toujours solidement capelé au cabestan, comme un supplicié à son poteau. Le malheureux, disloqué par les chocs terribles qu’il avait reçus sans pouvoir se mettre à l’abri, était mort à son poste après avoir donné vainement l’alerte.

Le même désordre régnait dans les soutes. Du moins l’eau n’y avait-elle pas pénétré, et il trouva, serrées dans des coffres, des provisions de biscuits et de viande séchée dont il consomma tout ce qu’il put en l’absence d’eau douce.