Car le foyer en est comme placé ailleurs et sa source étrangement obscure, comme un secret dont le seul Van Gogh aurait, sur lui-même, gardé la clef.
Si Van Gogh n’était pas mort à trente-sept ans, je n’en appellerais pas à la Grande Pleureuse pour me dire de quels suprêmes chefs-d’œuvre la peinture eût été enrichie, car je ne peux pas, après les « Corbeaux », me résoudre à croire que Van Gogh eût peint un tableau de plus. Je pense qu’il est mort à trente-sept ans parce qu’il était, hélas, arrivé au bout de sa funèbre et révoltante histoire de garrotté d’un mauvais esprit. Car ce n’est pas de lui, du mal de sa folie propre, que Van Gogh a quitté la vie. C’est sous la pression du mauvais esprit qui, à deux jours de sa mort, s’appela le Docteur Gachet, improvisé psychiatre, et qui fut la cause directe, efficace et suffisante de sa mort. J’ai acquis, en lisant les lettres de Van Gogh à son frère, la conviction ferme et sincère que le Docteur Gachet, « psychiatre », détestait en réalité Van Gogh, peintre, et qu’il le détestait comme peintre, mais par-dessus tout comme génie. Il est à peu près impossible d’être médecin et honnête homme, mais il est crapuleusement impossible d’être psychiatre sans être en même temps marqué au coin de la plus indiscutable folie : celle de ne pouvoir lutter contre ce vieux réflexe atavique de la tourbe et qui fait, de tout homme de science pris à la tourbe, une sorte d’ennemi né et inné de tout génie.
La médecine est née du mal, si elle n’est pas née de la maladie, et si elle a, au contraire, provoqué et créé de toutes pièces la maladie pour se donner une raison d’être : mais la psychiatrie est née de la tourbe populacière des êtres qui ont voulu conserver le mal à la source de la maladie et qui ont ainsi extirpé de leur propre néant une espèce de garde suisse pour saquer à sa base l’élan de rébellion revendicatrice qui est à l’origine du génie. Il y a dans tout dément un génie incompris dont l’idée qui luisait dans sa tête fit peur, et qui n’a pu trouver que dans le délire une issue aux étranglements que lui avait préparés la vie.
Le Docteur Gachet ne disait pas à Van Gogh qu’il était là pour redresser sa peinture (comme je me suis entendu dire par le Docteur Gaston Ferdière, médecin-chef de l’asile de Rodez, qu’il était là pour redresser ma poésie), mais il l’envoyait peindre sur le motif, s’enterrer dans un paysage pour échapper au mal de penser. Seulement, dès que Van Gogh avait tourné la tête, le Docteur Gachet lui fermait le commutateur de la pensée. Comme sans penser à mal, mais par un de ces plis du nez dépréciatifs d’un anodin quelque chose où tout l’inconscient bourgeois de la terre a inscrit la vieille force magique d’une pensée cent fois refoulée. Ce n’est pas seulement le mal du problème que ce faisant le Docteur Gachet lui interdisait, mais le semis soufré, l’affre du clou tournant dans le gosier de l’unique passage, avec quoi Van Gogh, tétanisé, Van Gogh, en porte-à-faux sur le gouffre du souffle, peignait. Car Van Gogh était une terrible sensibilité. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à regarder sa figure, toujours comme pantelante, et aussi, par certains côtés, ensorcelante, de boucher. Comme d’un antique boucher assagi et maintenant retiré des affaires, cette figure mal éclairée me poursuit. Van Gogh s’est représenté lui-même dans un très grand nombre de toiles et si bien éclairées qu’elles fussent, j’ai toujours eu cette pénible impression qu’on les avait fait mentir sur la lumière, qu’on avait enlevé à Van Gogh une lumière indispensable pour creuser et se tracer sa route en lui. Et cette route, ce n’était pas le Docteur Gachet, certes, qui était capable de la lui indiquer. Mais, je l’ai dit, il y a dans tout psychiatre vivant un répugnant et sordide atavisme qui lui fait voir dans chaque artiste, dans tout génie, devant lui, un ennemi. Et je sais que le Docteur Gachet a laissé dans l’histoire, en face de Van Gogh qu’il soignait et qui finit par se suicider chez lui, le souvenir de son dernier ami sur terre, d’une espèce de providentiel consolateur.
Je pense pourtant plus que jamais que c’est au Docteur Gachet, d’Auvers-sur-Oise, que Van Gogh a dû, ce jour-là, le jour où il s’est suicidé à Auvers-sur-Oise, a dû, dis-je, de quitter la vie, – car Van Gogh était une de ces natures d’une lucidité supérieure qui leur permet, en toutes circonstances, de voir plus loin, infiniment et dangereusement plus loin que le réel immédiat et apparent des faits. Je veux dire de la conscience que la conscience a pour habitude d’en garder. Au fond de ses yeux comme épilés de boucher, Van Gogh se livrait sans désemparer à l’une de ces opérations d’alchimie sombre qui ont pris la nature pour objet et le corps humain pour marmite ou creuset. Et je sais que le Docteur Gachet trouvait toujours que ça le fatiguait. Ce qui n’était pas chez lui l’effet d’un souci médical simple, mais l’aveu d’une jalousie aussi consciente qu’inavouée.
C’est que Van Gogh en était arrivé à ce stade de l’illuminisme, où la pensée en désordre reflue devant les décharges envahissantes de la matière, et où penser, n’est plus s’user, et n’est plus, et où il ne reste que de ramasser corps, je veux dire ENTASSER DES CORPS.
Ce n’est plus le monde de l’astral, c’est celui de la création directe qui est repris ainsi par-delà la conscience et le cerveau. Et je n’ai jamais vu qu’un corps sans cerveau ait été fatigué par d’inertes trumeaux. Trumeaux de l’inerte ces ponts, ces tournesols, ces ifs, ces cueillettes d’olives, ces fenaisons. Elles ne bougent plus. Elles sont figées. Mais qui pourrait les rêver plus dures sous le coup de tranchoir à vif qui en a descellé l’impénétrable tressaillement. Non, un trumeau, Docteur Gachet, n’a jamais fatigué personne. Ce sont des forces de forcené qui reposent sans faire bouger. Je suis aussi comme le pauvre Van Gogh, je ne pense plus, mais je dirige chaque jour de plus près de formidables ébullitions internes et il ferait beau voir qu’une médecine quelconque vienne me reprocher de me fatiguer.
On devait à Van Gogh une certaine somme d’argent au sujet de laquelle nous raconte l’histoire : Van Gogh, depuis plusieurs jours déjà, se fabriquait un mauvais sang. C’est la pente des hautes natures, toujours d’un cran au-dessus du réel, de tout expliquer par la mauvaise conscience, de croire que rien jamais n’est dû au hasard et que tout ce qui arrive de mal arrive par l’effet d’une mauvaise volonté consciente, intelligente et concertée.
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