Ce que les psychiatres ne croient jamais. Ce que les génies croient toujours. Quand je suis malade, c’est que je suis envoûté, et je ne peux pas me croire malade si je ne crois pas, d’autre part, que quelqu’un a intérêt à m’enlever la santé et profite de ma santé. Van Gogh aussi croyait qu’il était envoûté, et il le disait. Et moi, je crois pertinemment qu’il l’était et je dirai par où et comment un jour. Et le Docteur Gachet fut ce grotesque cerbère, ce sanieux et purulent cerbère, veste d’azur et linge haut-glacé, mis devant le pauvre Van Gogh pour lui enlever toutes ses saines idées. Car si cette manière de voir qui est saine était répandue unanimement, la Société ne pourrait plus vivre, mais je sais quels sont les héros de la terre qui y trouveraient leur liberté. Van Gogh ne sut pas secouer à temps cette espèce de vampirisme de la famille intéressée à ce que le génie de Van Gogh peintre s’en tînt à peindre, sans en même temps réclamer la révolution indispensable à l’épanouissement corporel et physique de sa personnalité d’illuminé. Et il y eut entre le Docteur Gachet et Théo le frère de Van Gogh combien de ces conciliabules puants des familles avec les médecins-chefs des asiles d’aliénés, au sujet du malade qu’ils leur ont amené.

— Surveillez-le, qu’il n’ait plus toutes ces idées ; tu entends, le Docteur l’a dit, il faut perdre toutes ces idées ; ça te fait du mal, si tu continues à y penser, tu resteras interné à vie.

— Mais non, Monsieur Van Gogh, revenez à vous-même, voyons, c’est le hasard, et puis il ne fut jamais bon de vouloir regarder ainsi dans les secrets de la Providence. Je connais Monsieur Un Tel, c’est un très brave homme, c’est votre esprit de persécution qui vous reprend de croire qu’il fait ainsi de la magie en secret.

— On vous a promis de vous payer cette somme, on vous la paiera. Vous ne pouvez pas continuer ainsi de vous obstiner à attribuer ce retard à de la mauvaise volonté.

Ce sont là de ces douces conversations de psychiatre bonhomme qui n’ont l’air de rien, mais laissent sur le cœur comme la trace d’une petite langue noire, la petite langue noire anodine d’une salamandre empoisonnée. Et il n’en faut pas plus quelque fois pour amener un génie à se suicider. Il arrive des jours où le cœur sent si terriblement l’impasse, qu’il en prend comme un coup de bambou sur la tête, cette idée qu’il ne pourra plus passer. Car c’est pourtant bien après une conversation avec le Docteur Gachet que Van Gogh, comme si de rien n’était, est rentré dans sa chambre et s’est suicidé. J’ai passé neuf ans moi-même dans un asile d’aliénés et je n’ai jamais eu l’obsession du suicide, mais je sais que chaque conversation avec un psychiatre, le matin, à l’heure de la visite, me donnait l’envie de me pendre, sentant que je ne pourrai pas l’égorger. Et Théo était peut-être matériellement très bon pour son frère, mais cela n’empêche qu’il le croyait délirant, illuminé, halluciné, et s’évertuait, au lieu de le suivre dans son délire, de le calmer. Qu’il soit mort, après, de regrets, qu’importe ? Ce à quoi Van Gogh tenait le plus au monde était son idée de peintre, sa terrible idée fanatique, apocalyptique d’illuminé. Que le monde devait se ranger sous le commandement de sa matrice à lui, reprendre son rythme compressé, antipsychique d’occulte fête en place publique et, devant tout le monde, remis dans la surchauffe du creuset. Cela veut dire que l’apocalypse, une apocalypse consommée couve à cette heure dans les toiles du vieux Van Gogh martyrisé, et que la terre a besoin de lui pour ruer de la tête et des pieds. Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer. Et j’aime mieux, pour sortir de l’enfer, les natures de ce convulsionnaire tranquille que les grouillantes compositions de Breughel le Vieux ou de Jérôme Bosch qui ne sont, en face de lui, que des artistes, là où Van Gogh n’est qu’un pauvre ignare appliqué à ne pas se tromper. Mais comment faire comprendre à un savant qu’il y a quelque chose de définitivement déréglé dans le calcul différentiel, la théorie des quanta, ou les obscènes et si niaisement liturgiques ordalies de la précession des équinoxes, – de par cet édredon rose crevette que Van Gogh fait si doucement mousser à une place élue de son lit, de par la petite insurrection vert Véronèse, azur trempé de cette barque devant laquelle une blanchisseuse d’Auvers-sur-Oise se relève de travailler, de par aussi ce soleil vissé derrière l’angle gris du clocher du village, en pointe, là-bas, au fond de cette masse énorme de terre qui, au premier plan de la musique, cherche la vague où se congeler.

O VIO PROFE,

O VIO PROTO,

O VIO LOTO,

O THÉTHÉ.

 

Décrire un tableau de Van Gogh, à quoi bon ! Nulle description tentée par un autre ne pourra valoir le simple alignement d’objets naturels et de teintes auquel se livre Van Gogh lui-même, aussi grand écrivain que grand peintre et qui donne à propos de l’œuvre décrite l’impression de la plus abasourdissante authenticité.

23 juillet 1890.

« Peut-être verras-tu ce croquis du jardinier de Daubigny – c’est une de mes toiles les plus voulues – j’y joins un croquis de vieux chaumes et les croquis de deux toiles de 30 représentant d’immenses étendues de blé après la pluie…

Le jardin de Daubigny avant-plan d’herbe verte et rose. À gauche un buisson vert et lilas et une souche de plante à feuillages blanchâtres. Au milieu un parterre de roses, à droite une claie, un mur, et au-dessus du mur un noisetier à feuillage violet. Puis une haie de lilas, une rangée de tilleuls arrondis jaunes, la maison elle-même dans le fond, rose, à toits de tuiles bleuâtres. Un banc et trois chaises, une figure noire à chapeau jaune et sur l’avant plan un chat noir. Ciel vert pâle. »

8 septembre 1888.

« Dans mon tableau de Café de nuit, j’ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Enfin j’ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie-de-vin, de doux vert Louis XV, et Véronèse, contrastant avec les verts jaunes et les verts blancs durs, tout cela dans une atmosphère de fournaise infernale, de soufre pâle, à exprimer comme la puissance des ténèbres d’un assommoir.

Et toutefois sous une apparence de gaieté japonaise et la bonhomie du Tartarin

Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert de rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens. »

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