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Qu’il semble facile d’écrire ainsi.

Eh bien ! essayez donc et dites-moi si n’étant pas l’auteur d’une toile de Van Gogh, vous pourriez la décrire aussi simplement, sèchement, objectivement, durablement, valablement, solidement, opaquement, massivement, authentiquement et miraculeusement que dans cette petite lettre de lui. (Car le clou séparatif critère n’est pas une question d’ampleur ou de crampe, mais de simple force personnelle du poing.) Je ne décrirai donc pas un tableau de Van Gogh après Van Gogh, mais je dirai que Van Gogh est peintre parce qu’il a recollecté la nature, qu’il l’a comme retranspirée et fait suer, qu’il a fait gicler en faisceaux sur ses toiles, en gerbes comme monumentales de couleurs, le séculaire concassement d’éléments, l’épouvantable pression élémentaire d’apostrophes, de stries, de virgules, de barres dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient faits.

Et de combien de coudoiements réprimés, de heurts oculaires pris sur le vif, de cillements pris dans le motif, de courants lumineux des forces qui travaillent la réalité ont-ils eu à renverser le barrage avant d’être enfin refoulés, et comme hissés sur la toile, et acceptés.

Il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh, pas de visions, pas d’hallucinations. C’est de la vérité torride d’un soleil de deux heures de l’après-midi. Un lent cauchemar génésique petit à petit élucidé. Sans cauchemar et sans effet. Mais la souffrance du prénatal y est.

C’est le luisant mouillé d’un herbage, de la tige d’un plant de blé qui est là prêt à être extradé. Et dont la nature un jour rendra compte. Comme la société aussi rendra compte de sa mort prématurée.

Un plant de blé sous le vent incliné, avec au-dessus les ailes d’un seul oiseau en virgule posé, quel est le peintre, qui ne serait pas strictement peintre, qui aurait pu avoir comme Van Gogh l’audace de s’attaquer à un sujet d’une aussi désarmante simplicité.

Non, il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh, pas de drame, pas de sujet et je dirai même pas d’objet, car le motif lui-même qu’est-ce que c’est ? Sinon quelque chose comme l’ombre de fer du motet d’une inénarrable musique antique, comme le leitmotiv d’un thème désespéré de son propre sujet. C’est de la nature nue et pure vue, telle qu’elle se révèle, quand on sait l’approcher d’assez près. Témoin ce paysage d’or fondu, de bronze cuit dans l’ancienne Égypte, où un énorme soleil s’appuie sur des toits si croulants de lumière qu’ils en sont comme en décomposition. Et je ne connais pas de peinture apocalyptique, hiéroglyphique, fantomatique ou pathétique qui me donne à moi cette sensation d’occulte étranglée, de cadavre d’un hermétisme inutile, tête ouverte, et qui rendrait sur le billot son secret. Je ne pense pas ce disant au Père Tranquille, ou à cette funambulesque allée d’automne où passe, en dernier, un vieil homme courbé avec un parapluie à sa manche accroché, comme le crochet d’un chiffonnier. Je repense à ses corbeaux aux ailes d’un noir de truffes lustrées. Je repense à son champ de blé : tête d’épi sur tête d’épi, et tout est dit, avec, devant, quelques petites têtes de coquelicots doucement semés, âcrement et nerveusement appliqués là, et clairsemés, sciemment et rageusement ponctués et déchiquetés. Seule la vie sait offrir ainsi des dénudations épidermiques qui parlent sous une chemise déboutonnée, et on ne sait pourquoi le regard incline à gauche plutôt qu’à droite, vers le monticule de chair frisée. Mais c’est ainsi et c’est un fait. Mais c’est ainsi et cela est fait.

Occulte aussi sa chambre à coucher, si adorablement paysanne et semée comme d’une odeur à confire les blés qu’on voit frémir dans le paysage, au loin, derrière la fenêtre qui les cacherait. Paysanne aussi, la couleur du vieil édredon, d’un rouge de moule, d’oursin, de crevette, de rouget du midi, d’un rouge de piment roussi.