Il a fait, sous la représentation, sourdre un air et en elle enfermer un nerf, qui ne sont pas dans la nature, qui sont d’une nature et d’un air plus vrai, que l’air et le nerf de la nature vraie.
Je vois, à l’heure où j’écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés, dans un formidable embrasement d’escarbilles d’hyacinthe opaque et d’herbages de lapis-lazuli. Tout cela, au milieu d’un bombardement comme météorique d’atomes qui se feraient voir grain à grain, preuve que Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait par le fait même, un formidable musicien.
Organiste d’une tempête arrêtée et qui rit dans la nature limpide, pacifiée entre deux tourmentes, mais qui, comme Van Gogh lui-même, cette nature, montre bien qu’elle est prête à lever le pied. On peut, après l’avoir vue, tourner le dos à n’importe quelle toile peinte, elle n’a rien à nous dire de plus. L’orageuse lumière de la peinture de Van Gogh commence ses récitations sombres à l’heure même où on a cessé de la voir. Rien que peintre, Van Gogh, et pas plus, pas de philosophie, de mystique, de rite, de physchurgie ou de liturgie, pas d’histoire, de littérature ou de poésie, ces tournesols d’or bronzés sont peints : ils sont peints comme des tournesols et rien de plus, mais pour comprendre un tournesol en nature, il faut maintenant en revenir à Van Gogh, de même que pour comprendre un orage en nature, un ciel orageux, une plaine en nature, on ne pourra plus ne pas en revenir à Van Gogh.
Il faisait orageux de la sorte en Égypte ou sur les plaines de la Judée sémite, peut-être faisait-il noir de la sorte en Chaldée, en Mongolie ou sur les monts du Thibet, dont personne ne me dit qu’ils aient changé de place. Et pourtant, à regarder cette plaine de blé ou de pierres, blanche comme un ossuaire enterré, sur laquelle pèse ce vieux ciel violacé, je ne peux plus croire aux Monts du Thibet. Peintre, rien que peintre, Van Gogh, il a pris les moyens de la pure peinture et il ne les a pas dépassés. Je veux dire qu’il n’est pas allé pour peindre au-delà de se servir des moyens que la peinture lui offrait. Un ciel orageux, une plaine blanche de craie, des toiles, des pinceaux, ses cheveux rouges, des tubes, sa main jaune, son chevalet, mais tous les lamas rassemblés du Thibet peuvent secouer sous leurs jupes l’apocalypse qu’ils auront préparée, Van Gogh nous en aura fait pressentir par avance le peroxyde d’azote dans une toile qui contient juste assez de sinistre pour nous contraindre à nous orienter. Ça lui a pris un jour comme ça de se résoudre à ne pas dépasser le motif, mais, quand on a vu Van Gogh, on ne peut plus croire qu’il y ait quelque chose de moins dépassable que le motif. Le simple motif d’un bougeoir allumé sur un fauteuil de paille au châssis violacé en dit beaucoup plus sous la main de Van Gogh que toute la série des tragédies grecques, ou des drames de Cyril Tourneur, de Webster ou de Ford jusqu’ici d’ailleurs demeurés injoués. Sans littérature, j’ai vu la figure de Van Gogh, rouge de sang dans l’éclatement de ses paysages, venir à moi, KOHAN, TAVER, TINSUR, pourtant dans un embrasement, dans un bombardement, dans un éclatement, vengeurs de cette pierre de meule que le pauvre Van Gogh le fou porta toute sa vie à son cou. La meule de peindre sans savoir pourquoi ni pour où.
Car ce n’est pas pour ce monde-ci, ce n’est jamais pour cette terre-ci que nous avons tous toujours travaillé, lutté, bramé l’horreur de faim, de misère, de haine, de scandale, et de dégoût, que nous fûmes tous empoisonnés, bien que par elles nous ayons tous été envoûtés, et que nous nous sommes enfin suicidés, car ne sommes-nous pas tous comme le pauvre Van Gogh lui-même, des suicidés de la société !
Van Gogh a renoncé en peignant à raconter des histoires, mais le merveilleux est que ce peintre qui n’est que peintre, et qui est plus peintre que les autres peintres, comme étant celui chez qui le matériau, la peinture a une place de premier plan, avec la couleur saisie comme telle que pressée hors du tube, avec l’empreinte, comme l’un après l’autre, des poils du pinceau dans la couleur, avec la touche de la peinture peinte, comme distincte dans son propre soleil, avec l’i, la virgule, le point de la pointe du pinceau même vrillé à même la couleur, chahutée, et qui gicle en flammèches, que le peintre mate et rebrasse de tous les côtés, le merveilleux est que ce peintre qui n’est rien que peintre est aussi de tous les peintres nés celui qui fait le plus oublier que nous ayons à faire à de la peinture, à de la peinture pour représenter le motif qu’il a distingué, et qui fait venir devant nous, en avant de la toile fixe, l’énigme pure, la pure énigme de la fleur torturée, du paysage sabré, labouré et pressé de tous les côtés par son pinceau en ébriété. Ses paysages sont de vieux péchés qui n’ont pas encore retrouvé leurs primitives apocalypses, mais ne manqueront pas de les retrouver. Pourquoi les peintures de Van Gogh me donnent-elles ainsi l’impression d’être vues comme de l’autre côté de la tombe d’un monde où ses soleils en fin de compte auront été tout ce qui tourna et éclaira joyeusement. Car, n’est-ce pas l’histoire entière de ce qu’on appela un jour l’âme qui vit et meurt dans ses paysages convulsionnaires et dans ses fleurs. L’âme qui donna son oreille au corps, et Van Gogh l’a rendue à l’âme de son âme, une femme afin de corser la sinistre illusion, un jour l’âme n’existait pas, l’esprit non plus, quant à la conscience, nul n’y avait jamais pensé, mais où était, d’ailleurs, la pensée dans un monde uniquement fait d’éléments en pleine guerre sitôt détruits que recomposés, car la pensée est un luxe de paix. Et quel est, mieux que l’invraisemblable Van Gogh, le peintre qui a compris le phénoménal du problème lui chez qui tout vrai paysage est comme en puissance dans le creuset où il va se recommencer. Alors, le vieux Van Gogh était roi contre qui, pendant qu’il dormait, fut inventé le curieux péché appelé de la culture turque, exemple, habitacle, mobile, du péché de l’humanité, laquelle n’a jamais su faire autre chose que de manger, au naturel, de l’artiste pour farcir son honnêteté. En quoi, elle n’a jamais fait que consacrer rituellement sa lâcheté ! Car l’humanité ne veut pas se donner la peine de vivre, d’entrer dans ce coudoiement naturel des forces qui composent la réalité, afin d’en tirer un corps qu’aucune tempête ne pourra plus entamer. Elle a toujours mieux aimé se contenter tout simplement d’exister. Quant à la vie, c’est dans le génie de l’artiste qu’elle a l’habitude d’aller la chercher. Or, Van Gogh, qui s’est fait cuire une main, n’a jamais eu peur de la guerre pour vivre, c’est-à-dire pour enlever le fait de vivre à l’idée d’exister, et tout peut bien sûr exister sans se donner la peine d’être, et tout peut être sans se donner, comme Van Gogh le forcené, la peine de rayonner et de rutiler. C’est ce que la société lui a enlevé pour réaliser la culture turque, celle de cette honnêteté de façade qui a le crime pour origine et pour étais. Et c’est ainsi que Van Gogh est mort suicidé, parce que c’est le concert de la conscience entière qui n’a plus pu le supporter. Car s’il n’y avait ni esprit, ni âme, ni conscience, ni pensée, il y avait du fulminate, du volcan mûr, de la pierre de transe, de la patience, du bubon, de la tumeur cuite, et de l’escharre d’écorché.
Et le roi Van Gogh sommeillait, incubant la prochaine alerte de l’insurrection de sa santé. Comment ? Par le fait que la bonne santé c’est pléthore de maux rodés, de formidables ardeurs de vivre, par cent blessures corrodées, et qu’il faut quand même faire vivre, qu’il faut amener à se perpétuer. Qui ne sent pas la bombe cuite et le vertige comprimé n’est pas digne d’être vivant. C’est le dictame que le pauvre Van Gogh en coup de flamme se fit un devoir de manifester. Mais le mal qui veillait lui fit mal.
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