Le Turc, sous sa figure honnête, s’approcha délicatement de Van Gogh pour cueillir en lui la praline, afin de détacher la praline (naturelle) qui se formait. Et Van Gogh y perdit mille étés. De quoi il est mort à trente-sept ans, avant vivre, car tout singe a vécu avant lui des forces qu’il avait rassemblées. Et c’est maintenant ce qu’il va falloir rendre, pour permettre à Van Gogh de ressusciter. En face d’une humanité de singes lâches et de chiens mouillés, la peinture de Van Gogh aura été celle d’un temps où il n’y eut pas d’âme, pas d’esprit, pas de conscience, pas de pensée, rien que des éléments premiers tour à tour enchaînés et déchaînés. Paysages de convulsions fortes, de traumatismes forcenés, comme d’un corps que la fièvre travaille pour l’amener à l’exacte santé. Le corps sous la peau est une usine surchauffée, et dehors, le malade brille, il luit, de tous ses pores, éclatés. Ainsi un paysage de Van Gogh à midi. Seule la guerre à perpétuité explique une paix qui n’est qu’un passage, ainsi qu’un lait prêt à verser, explique la casserole où il bouillait. Méfiez-vous des beaux paysages de Van Gogh tourbillonnants et pacifiques, convulsés et pacifiés. C’est la santé entre deux reprises de la fièvre chaude qui va passer. C’est la fièvre entre deux reprises d’une insurrection de bonne santé. Un jour la peinture de Van Gogh armée et de fièvre et de bonne santé, reviendra pour jeter en l’air la poussière d’un monde en cage que son cœur ne pouvait plus supporter.

post-scriptum

Je reviens au tableau des corbeaux. Qui a déjà vu comme dans cette toile la terre équivaloir la mer. Van Gogh est de tous les peintres celui qui nous dépouille le plus profondément, et jusqu’à la trame, mais comme on s’épouillerait d’une obsession. Celle de faire que les objets soient autres, celle d’oser enfin risquer le péché de l’autre, et la terre ne peut pas avoir la couleur d’une mer liquide, et c’est pourtant bien comme une mer liquide que Van Gogh jette sa terre comme une série de coups de sarcloir. Et la couleur de la lie du vin, il en a infusé sa toile, et c’est la terre qui sent le vin, qui clapote encore au milieu des vagues de blé, qui dresse une crête de coq sombre contre les nuages bas qui s’amassent dans le ciel de tous les côtés. Mais je l’ai déjà dit, le funèbre de l’histoire est le luxe avec lequel les corbeaux sont traités. Cette couleur de musc, de nard riche, de truffe sortie comme d’un grand souper. Dans les vagues violacées du ciel, deux ou trois têtes de vieillards de fumée risquent une grimace d’apocalypse, mais les corbeaux de Van Gogh sont là qui les incitent à plus de décence, je veux dire à moins de spiritualité, et qu’a voulu dire Van Gogh lui-même avec cette toile au ciel surbaissé, peinte comme à l’instant précis où il se délivrait de l’existence, car cette toile a une étrange couleur, presque pompeuse d’autre part, de naissance, de noce, de départ, j’entends les ailes des corbeaux frapper des coups de cymbale forte au-dessus d’une terre dont il semble que Van Gogh ne pourra plus contenir le flot. Puis la mort. Les oliviers de Saint-Rémy. Le cyprès solaire. La chambre à coucher. La cueillette des olives. Les aliscamps. Le café d’Arles. Le pont où on a envie de plonger le doigt dans l’eau, dans un mouvement de régression violente à un état d’enfance auquel vous contraint la poigne pharamineuse de Van Gogh. L’eau est bleue, pas d’un bleu d’eau, d’un bleu de peinture liquide. Le fou suicidé est passé par là et il a rendu l’eau de la peinture à la nature, mais à lui qui la lui rendra ?

Un fou, Van Gogh ? Que celui qui a su un jour regarder une face humaine regarde le portrait de Van Gogh par lui-même, je pense à celui avec un chapeau mou.