Je fus médecin successivement à bord de deux navires, et fis plusieurs voyages, pendant six années, vers les Indes orientales et occidentales, grâce auxquels j’augmentai un peu ma fortune. Je passais mes heures de loisir à lire les meilleurs auteurs, anciens6 et modernes, ayant toujours avec moi un bon nombre de livres ; et, quand j’étais à terre, j’observais les mœurs et les caractères des peuples, et apprenais leur langue ; en quoi ma tâche était grandement facilitée par l’excellence de ma mémoire.
Le dernier de ces voyages n’ayant pas été très favorable, je me lassai de la mer, et décidai de rester en Angleterre avec ma femme et mes enfants. Je quittai le quartier de Old Jury pour m’installer dans Fetter Lane, puis de là à Wapping7, dans l’espoir d’avoir les marins comme patients ; mais je ne devais pas y trouver mon compte. Après trois années à espérer que les choses s’arrangeraient, j’acceptai une offre avantageuse du Capitaine William Prichard, commandant de l’Antilope, qui partait pour les mers du Sud. Nous embarquâmes à Bristol, le 4 mai 1699, et notre voyage fut d’abord très prospère.
Il ne conviendrait pas, pour plusieurs raisons, d’importuner le lecteur avec le détail8 de nos aventures sur ces mers : c’est assez de l’informer que, lors de notre passage jusqu’aux Indes orientales, une violente tempête nous fit dériver vers le nord-ouest de la Terre de Van Diemen9. En faisant un relevé, nous vîmes que nous étions à 30 degrés et 2 minutes de latitude sud. Douze hommes de notre équipage étaient morts d’épuisement et de mauvaise nourriture, le reste était très faible. Le cinq novembre, qui dans ces contrées était le commencement de l’été, alors que le temps était très brumeux, les marins aperçurent un rocher, à moins d’une demi-encablure de notre navire ; mais le vent était si fort que nous fûmes projetés droit sur lui, et le navire se brisa instantanément. Six membres de l’équipage, dont j’étais, ayant abaissé la chaloupe à la mer, parvinrent avec difficulté à éviter le vaisseau, et l’écueil. D’après mes calculs, nous ramâmes environ trois lieues10, jusqu’à ce que nous n’en puissions plus, épuisés que nous étions déjà par le travail à bord du navire. Alors nous nous abandonnâmes à la merci des flots ; et avant une demi-heure la chaloupe était retournée par une soudaine rafale de nord. Quel fut le sort de mes camarades de la chaloupe, de même que de ceux qui s’étaient sauvés sur le rocher, ou étaient restés à bord du vaisseau, je ne puis dire ; mais dois croire qu’ils périrent tous. Pour ma part, je nageai là où la fortune me menait, et me laissai pousser par vent et marée. Je tendais souvent les jambes, mais ne pouvais toucher le fond. Enfin, alors que j’étais sur le point de sombrer, et ne pouvais plus lutter, je me rendis compte que j’avais pied ; et la tempête s’était alors beaucoup calmée. La pente était si faible, qu’il me fallut marcher près d’un mille avant d’atteindre la rive, vers ce que j’estimais être environ huit heures du soir. Je m’avançai ensuite sur terre pendant environ un demi-mille, mais ne pus découvrir la moindre trace de maison ou d’habitants ; ou tout au moins la faiblesse de mon état m’empêchait de les remarquer. J’étais extrêmement fatigué, et cette fatigue, en plus de la chaleur de l’atmosphère, et de la demi-pinte d’eau-de-vie que j’avais bue en quittant le navire, fit que j’eus très envie de dormir. Je me couchai dans l’herbe, qui était très rase et moelleuse, et m’endormis. Mon sommeil fut le plus profond que je me souvienne d’avoir jamais connu, et, d’après mes estimations, dura neuf heures11 ; car lorsque je m’éveillai, le jour commençait à poindre. Je tentai de me lever mais ne pus bouger : car étant couché sur le dos12, je découvris que mes bras et mes jambes étaient solidement attachés au sol de chaque côté de moi. Mes cheveux, qui étaient longs et épais, étaient retenus de pareille façon. De même je sentis plusieurs liens assez minces en travers de mon corps, depuis mes aisselles jusqu’à mes cuisses. Je pouvais juste regarder au-dessus de moi ; le soleil commençait à chauffer, et sa lumière me blessait les yeux. J’entendais un bruit confus autour de moi, mais étant donné la position qui était la mienne, ne pouvais rien voir13 d’autre que le ciel. Peu de temps après je sentis quelque chose de vivant qui remuait sur ma jambe gauche, et qui remonta lentement sur ma poitrine, pour venir presque jusqu’à mon menton ; et lorsque j’abaissai les yeux autant qu’il m’était possible, je vis qu’il s’agissait d’une créature humaine qui ne mesurait pas six pouces14, avec dans les mains un arc et une flèche, et dans le dos un carquois. Dans le même temps, j’en sentis au moins une quarantaine de la même espèce (le supposais-je) qui suivait la première. Je fus frappé d’une surprise extrême, et hurlai si fort, qu’effrayés, ils rebroussèrent tous chemin en courant ; et certains d’entre eux, comme je l’appris plus tard, se blessèrent en chutant alors qu’ils sautaient de mes flancs sur le sol. Cependant, ils revinrent bientôt ; et l’un d’eux, qui s’aventura si près qu’il put voir tout mon visage, levant les mains et les yeux de surprise, s’écria d’une voix très aiguë mais distincte : Hekinah Degul15. Les autres répétèrent ces mots plusieurs fois, mais je ne savais pas alors ce qu’ils signifiaient.
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