Au bout d’un moment, quand ils virent que je ne demandais plus de nourriture, apparut devant moi une personne de haut rang qui venait de la part de Sa Majesté Impériale. Son Excellence, m’ayant escaladé par le bas de la jambe droite, s’avança jusqu’à mon visage, avec une suite d’une douzaine de personnes ; puis, me présentant ses lettres de créance frappées du sceau royal, qu’il approcha tout près de mes yeux, il parla pendant une dizaine de minutes, sans montrer de colère, mais d’un ton résolu et déterminé ; pointant souvent le doigt devant lui, dans ce que j’appris par la suite être la direction de la Capitale, à environ un quart de lieue25 de là, où Sa Majesté et son Conseil avaient décidé que je devais être transporté. Je répondis en peu de mots, sans trop savoir quoi dire, puis fis signe de ma main libre, en indiquant mon autre main (mais en passant par-dessus la tête de Son Excellence, de peur de le blesser lui ou sa suite), puis ma tête et mon corps, pour signifier que je souhaitais recouvrer ma liberté. Il sembla qu’il me comprit assez bien ; car il hocha la tête en signe de désapprobation, et fit un geste de la main pour indiquer que je devais être transporté comme prisonnier. Cependant, il fit d’autres signes pour me laisser entendre que j’aurais nourriture et boisson en quantité, et que je serais très bien traité. Sur quoi la pensée me reprit de tenter de briser mes liens ; mais à nouveau, lorsque je sentis la douleur que leurs flèches avaient provoquée sur mon visage et mes mains, qui étaient tout enflés, et encore percés de bon nombre de leurs pointes ; et lorsque j’observai que le nombre de mes ennemis grossissait ; je leur fis comprendre qu’ils pouvaient faire de moi ce qu’ils voulaient. Là-dessus, le Hurgo et sa suite se retirèrent, l’air satisfait, avec force civilités. Peu après, j’entendis une clameur générale, où les mots Peplom Selan étaient fréquemment répétés, et je sentis un grand nombre de gens sur mon flanc gauche qui relâchaient les cordes suffisamment pour que je pusse me tourner sur ma droite, et me soulager en urinant ; ce que je fis en grande quantité, à la forte stupéfaction de la foule, qui, devinant par mes mouvements ce que je m’apprêtais à faire, se fendit immédiatement de droite et de gauche, pour échapper au torrent qui se déversait de moi avec un tel bruit et une telle violence26. Mais auparavant ils avaient enduit mon visage et mes deux mains d’une sorte d’onguent au parfum fort plaisant, qui en quelques minutes fit disparaître la douleur de leurs flèches. Ces circonstances, jointes au rafraîchissement que m’avaient procuré leurs victuailles et leur boisson, qui étaient très nourrissantes, me disposaient au sommeil. Je dormis environ huit heures comme on m’en assura par la suite, et cela n’avait rien d’étonnant ; car les médecins, sur ordre de l’Empereur, avaient mêlé une drogue soporifique aux barriques de vin.
Il semble que27 dès l’instant où j’avais été découvert en train de dormir sur le sol après avoir touché terre, l’Empereur avait été informé de bonne heure par un messager exprès ; et avait décidé en Conseil que je devrais être attaché de la façon que j’ai décrite (ce qui fut fait pendant la nuit où je dormais), que l’on m’envoyât de quoi manger et boire en quantité, et qu’une machine fût préparée pour me transporter jusqu’à la Capitale.
Cette résolution paraîtra peut-être fort hardie et dangereuse, et je suis sûr qu’aucun Prince en Europe n’en adopterait une semblable en pareille circonstance ; toutefois, elle fut à mon avis extrêmement prudente autant que généreuse. Car à supposer que ces gens eussent entrepris de me tuer avec leurs lances et leurs flèches pendant que je dormais ; je me serais certainement réveillé à la première douleur, ce qui aurait pu à ce point exciter ma colère et augmenter mes forces que j’aurais pu briser les liens qui me retenaient ; après quoi, de même qu’ils n’auraient pu opposer aucune résistance, de même ils n’auraient pu attendre la moindre pitié.
Ces gens sont d’excellents mathématiciens, et ont atteint une grande perfection dans les arts mécaniques grâce au soutien et à l’encouragement de l’Empereur, qui est connu pour être un protecteur des sciences. Ce Prince dispose de plusieurs machines équipées de roues pour le transport des arbres et autres charges importantes. Il lui arrive souvent de faire construire ses navires de guerre les plus gros, dont certains atteignent neuf pieds de long28, directement dans les forêts où l’on en trouve le bois, avant de les faire transporter sur ces engins jusqu’à la mer sur deux cents ou deux cent cinquante toises. Cinq cents menuisiers et ingénieurs furent immédiatement mis à la tâche pour préparer le plus gros engin qu’ils avaient. Il était fait d’un châssis de bois élevé de trois pouces au-dessus du sol, mesurant environ sept pieds de long sur quatre de large, et se déplaçant à l’aide de vingt-deux roues. La clameur que j’entendis était due à l’arrivée de l’engin, qui, semble-t-il, s’était mis en route quatre heures après mon arrivée sur leur sol. Il fut mis parallèle à moi, alors que j’étais étendu. Mais la principale difficulté était de me soulever pour me placer sur ce véhicule29. Quatre-vingts poteaux, chacun haut d’un pied, furent dressés à cette fin, et de très solides cordes grosses comme de la ficelle d’emballage furent fixées par des crochets à de nombreux bandages, dont les ouvriers avaient ceint mon cou, mes mains, mon corps et mes jambes. Neuf cents hommes parmi les plus robustes furent employés à tirer ces cordes au moyen de nombreuses poulies fixées sur les poteaux ; et ainsi en moins de trois heures, je fus soulevé et hissé sur l’engin, où je fus solidement attaché. Tout cela on me le raconta ; car pendant que toute cette manœuvre se réalisait, je dormais d’un profond sommeil, de par la force de ce médicament soporifique mêlé à mon vin. Quinze cents des plus grands chevaux de l’Empereur, chacun haut d’environ quatre pouces et demi30, furent employés à me tirer jusqu’à la Métropole, qui, comme je l’ai dit, était à un demi-mille31 de là.
Environ quatre heures après que nous eûmes commencé notre trajet, je fus réveillé par l’incident le plus ridicule ; car le convoi s’étant arrêté un instant pour ajuster quelque chose qui ne fonctionnait pas, deux ou trois jeunes natifs eurent la curiosité de voir de quoi j’avais l’air pendant mon sommeil ; ils grimpèrent sur l’engin, et avançant tout doucement jusqu’à mon visage, l’un d’eux, officier de la Garde, enfonça le bout pointu de sa courte lance assez haut dans ma narine gauche, ce qui me chatouilla le nez comme une paille, et me fit éternuer violemment : sur quoi ils s’esquivèrent sans être vus ; et ce ne fut que trois semaines plus tard que j’appris la cause de mon réveil si soudain. Nous poursuivîmes notre longue marche le reste de la journée, et nous reposâmes la nuit, cinq cents gardes se tenant de part et d’autre de moi, la moitié d’entre eux munis de flambeaux, l’autre moitié d’arcs et de flèches, dont ils m’eussent criblé si j’avais fait mine de bouger. Le lendemain matin au lever du soleil, nous continuâmes notre marche, et arrivâmes à moins de cent toises des portes de la Cité vers midi. L’Empereur, accompagné de toute sa Cour, sortit à notre rencontre ; mais ses plus nobles officiers ne voulurent en aucun cas consentir que Sa Majesté risquât sa personne en montant sur mon corps.
À l’endroit où le convoi s’arrêta s’élevait un ancien temple, considéré comme le plus grand du royaume ; qui pour avoir été souillé quelques années auparavant par un meurtre contre nature32, était, selon la piété de ces gens, tenu pour profane, et pour cette raison était désormais destiné à un usage ordinaire, et avait été vidé de tout ornement et de tout mobilier. Il fut décidé que je logerais dans cet édifice. Le grand portail au fronton nord faisait environ quatre pieds de haut, et presque deux pieds de large, ce qui me permettait de le franchir en rampant. De chaque côté du portail il y avait une petite fenêtre à moins de six pouces du sol : c’est par celle de gauche que les forgerons du Roi firent passer quatre-vingt-onze chaînes, semblables à celles auxquelles sont suspendues les montres des dames en Europe, et presque aussi grosses, qui furent attachées à ma jambe gauche au moyen de trente-six cadenas. En face de ce temple, de l’autre côté de la grand-route, se dressait une tourelle haute d’au moins cinq pieds.
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