Voyage en France

Henry James

Né en 1843 à New York, près de Washington Square, Henry James a effectué de longs voyages en Europe avant de quitter définitivement son pays natal à l’âge de trente-deux ans pour s’installer en Angleterre, où il mourra en 1916. Le conflit de points de vue entre l’Ancien et le Nouveau Monde lui a inspiré ce que l’on a intitulé sa période « cosmopolite », avec des œuvres comme L’Américain, Daisy Miller, Les Bostonniennes, Portrait de femme, notamment. Mais c’est avec ses romans de maturité – Ce que savait Maisie (1879), Les Ailes de la colombe (1902), Les Ambassadeurs (1903) ou La Coupe d’or (1904) – que son art a atteint son point culminant. Non qu’il ne faille aussi prendre en considération ses nouvelles, un véritable continent littéraire à elles seules – il en écrivit 112. Ami de Flaubert, Maupassant, Tourgueniev et confident d’Edith Wharton, Henry James est le grand précurseur du roman moderne.

henry james

voyage
 en france

traduit de l’anglais (états-unis)
 par philippe blanchard

pavillons poche

robert laffont

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Titre original : A LITTLE TOUR IN FRANCE

© Éditions Robert Laffont, S.A., Paris 1987, pour la traduction française
et Léon Edel, 1983, pour l’introduction.

Couverture : photo © Raymond Depardon / Magnum Photos, détail. Design : Philippe Apeloig.

EAN 978-2-221-13236-4

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo

Introduction

Relisant ce petit classique de Henry James sur son voyage en France il y a cent ans, je suis frappé par l’impression d’aisance, de confort même, se dégageant d’une expédition que l’on trouverait aujourd’hui épuisante et fastidieuse. Il a voyagé à une époque où même Jules Verne n’avait pas inventé les aéroports ; il n’y avait pas l’automobile, l’air conditionné, l’eau courante, la chasse d’eau, la location de voitures – pas de voyages dans les nuages entrecoupés de brèves visites dans des contrées lointaines et immenses. Henry James tablait sur les tortillards aux sièges de bois et sur les diligences – synonymes de lenteur et de cahotement –, quand il arrivait à bonne destination. Vivant à l’âge de la voiture à cheval, il mettait plus de temps à couvrir certaines distances entre de tranquilles petites villes françaises qui n’avaient jamais entendu le bruit d’une sirène ou d’un klaxon qu’il nous est nécessaire pour faire Paris-New York en avion. Pour revenir à Tours d’une excursion à Langeais, bagatelle en voiture, il lui faut louer une carriole (il espérait prendre le train mais avait mal consulté l’horaire) ; ladite carriole est pesamment tirée par une jument blanche qui se traîne, et conduite par un paysan ratatiné qui « avait revêtu, pour l’occasion, une blouse neuve d’une rigidité et d’un bleu extraordinaires ». Le trajet est interminable, à la fin du jour, entrecoupé de petites averses, mais le voyageur sentimental se ravit de « traverser au petit trot la campagne qui s’assombrit, le long des eaux de la rivière ».

James raconte ses aventures sans faire la moindre allusion à la fatigue ou à la tension. Tout ce qu’il voit semble n’être qu’espace et délices. Ce que nous trouverions d’un terrible inconfort est habituel à cette époque, ne l’oublions pas. C’est nous qui frémirions devant le vieux pot de chambre glissé sous le lit ; James, lui, y voit un ustensile de première nécessité ; ou devant la maigre bougie qui coule, dont la lueur éclaire suffisamment la chambre puisqu’il peut lire les guides et autres documents qu’il achète partout. Il est de ces voyageurs toujours à l’ouvrage. Il peut lui arriver de mentionner à l’occasion une auberge crasseuse ou un manque de sens civique, mais il jouit d’une faculté d’adaptation fort enviable. Après un siècle, son message secret est peut-être que nous devrions avant tout voyager pour le plaisir des sens. Les désagréments seront vite oubliés.

Il improvise de ville en ville. Quand il arrive à Narbonne au beau milieu du marché au vin et que les auberges sont bondées de la cave au grenier de clients qui dorment à trois ou quatre par chambre, il demande s’il peut loger chez l’habitant et passe la nuit chez un serrurier. D’étranges machines ronflent sous sa chambre ; on accède à cette « “maison bourgeoise”… par une porte qui semble celle d’une étable » et elle est « envahie d’une odeur en comparaison de laquelle celle d’une écurie eût été délicieuse ». Mais le romancier se bouche tout simplement le nez, semblant penser qu’il a encore bien de la chance d’avoir un toit sur la tête. Cette façon de jouir spontanément des contretemps fâcheux contraste violemment avec la tendance croissante qu’a le voyageur moderne à se protéger de l’inattendu. Notre voyageur sentimental, pour reprendre sa propre expression (il entend par là qu’il se laisse guider par ses sentiments et ses sensations), notre « voyageur au regard inquisiteur » (il est d’une perpétuelle curiosité à la fois vive et renouvelée), progresse avec imagination, faisant peu de cas du linge sale qui s’amoncelle dans ses malles, car on n’avait pas encore inventé les tissus qui ne se repassent pas, et mille autres choses. Le voyageur du XIXe siècle avait davantage de bagages et davantage d’aide pour les porter, hommes et femmes accumulant vêtements chauds, de laine ou de coton, lorsqu’ils voyageaient en Europe. Nous nous rappelons alors qu’il n’y avait pas le chauffage central, seulement d’antiques bassinoires et bouillottes pour réchauffer les lits glacés d’humidité.

Henry James n’est pas un avaleur de paysages, châteaux et vieilles demeures ; il satisfait toujours son goût de l’esthétique. C’est ce don que nous lui envions particulièrement. De plus, il n’a nul besoin de chercher ses mots ; il parle le français depuis l’enfance, ce qui contribue sans conteste à son sentiment de confort et de sécurité.