Il communique sans effort, pouvant ainsi exprimer ses désirs et mesurer la limite de son plaisir. Où qu’il aille, il a une faculté d’empathie. Dans son « petit tour », il se fie aux chevaux mais aussi à la solidité de ses jambes. À cette époque, on marchait beaucoup ; un peu plus jeune, il avait traversé les Alpes à pied pour se rendre en Italie. S’il n’y a ni stations-service ni autoroutes de luxe, on trouve toujours des écuries de louage et des diligences.

Il trace son chemin avec sa petite théorie personnelle. Paris n’est pas la France, se dit-il : vieil Américain à Paris, il sent qu’il est temps pour lui de voir ce qu’il y a au-delà des portes de la capitale. Il choisit Tours pour commencer son tour – peut-être pour le plaisir du jeu de mots, mais plus probablement parce que c’est la ville natale de Balzac, qu’il considérait comme « notre père à tous » – la source du roman moderne. À ce stade du voyage, il a des compagnons – une Anglaise célèbre qu’il connaît depuis plusieurs années, sa fille et le jeune fils de celle-ci. C’est pourquoi il fait référence à un trio ou à un groupe de quatre personnes. Si Henry James ne nomme pas ses amis, nous les connaissons grâce à sa correspondance privée. La vieille dame élégante et inflexible est la comédienne un temps fort remarquée qui épousa un Américain – Fanny Kemble ; elle était partie vivre dans le sud des États-Unis et avait écrit un livre anti-esclavagiste qui avait joui d’un immense succès. Sa fille est Sarah Butler Wister, membre du Tout-Philadelphie, avec qui James montait à cheval à Rome dans les années 1870. Son fils, Owen Wister, acquerra plus tard la gloire toute spéciale d’être l’auteur du premier western américain – inaugurant une forme d’expression américaine qui semble éternelle. Nous avons de brefs aperçus du petit groupe visitant les châteaux aux environs de Tours, tandis que James médite sur l’usage fait par Balzac de la couleur locale. La dame qui refuse de descendre de voiture pour apercevoir un château invisible autrement est l’indomptable Mrs. Kemble ; c’est aussi elle qui détourne un regard dédaigneux d’une bouteille de vouvray mousseux. Nous imaginons fort bien Mrs. Kemble n’aimer les bulles que dans le champagne.

Après Tours, et au cours des semaines qui suivent, Henry James voyage seul. Cela ne semble nullement le troubler ; il y a trop à voir et il ne se déplace jamais sans son bagage culturel, son français courant et son empressement à parler aux étrangers. Il va à Angers et Nantes, puis descend à La Rochelle pour se rendre ensuite à Poitiers et Bordeaux. Son parcours dans le Sud l’entraîne de Toulouse aux murs de Carcassonne, puis à Narbonne et Montpellier, et les villes romaines, Nîmes, Arles, Avignon, Tarascon, Orange ; il remonte enfin sur Mâcon, Beaune et Dijon avant de rentrer à Paris.

Voyage simple, bien mené et peu onéreux – visite aux mondes médiéval et de la Renaissance qui apparaissent à James au cours du XIXe siècle. Les vieilles églises romanes sont autant de témoins ; les châteaux campagnards autant de documents ; les rues et maisons étranges autant de sujets d’étude et de plaisir. James achète partout des photographies qui aiguiseront sa mémoire quand il s’assoira pour écrire. Il est perpétuellement à la recherche du pittoresque, du typique – tout comme ces lavandières ancêtres de nos Lavomatique – « de petites mares ou réservoirs, avec des femmes agenouillées au bord, battant, tapant un tas de linge trempé ; petites vieilles ratatinées à la peau brune dont le visage est si tanné que leur bonnet de nuit (qu’elles portent le jour) semble étincelant ». Ou cette autre sorte de femme (car l’auteur d’Un portrait de femme étudie les femmes partout où il passe) – la « dame de comptoir », véritable institution en France, encore que menacée par les ordinateurs –, la femme, assise à un comptoir vieillot, à qui rien n’échappe de ce qui se passe dans le café ou le restaurant sur lequel elle règne. Une fois, James voit « une grande femme placide, qui avait largement quitté les rivages de la quarantaine, d’une féminité intense, merveilleusement riche et robuste cependant, et pleine d’une certaine noblesse physique ». Il ajoute : « Bien qu’elle ne fût pas vieille, elle avait quelque chose d’antique et elle était très sérieuse, pour ne pas dire un peu triste. Elle avait la dignité d’une impératrice romaine et elle maniait les pièces de cuivre comme si elles avaient porté l’effigie de César. »

Les féministes modernes attachent beaucoup de prix au fait que James avait à cœur la condition des Françaises. « Il n’y a d’ailleurs en France aucune branche de l’activité humaine où l’on ne risque pas de trouver une femme. De fait, les femmes ne sont pas prêtres, mais les prêtres sont, plus ou moins, femmes. On dira peut-être qu’on ne les trouve pas dans l’armée : quelle importance, l’armée c’est elles.