La pierre est recouverte d’une moisissure délicate. Certains endroits m’ont rappelé ces coins de cours et de terrasses, envahis par le silence et la rouille, que le voyageur se promenant dans le Vatican peut voir de certaines fenêtres abandonnées. On vous montre deux ou trois chambres meublées, dans lesquelles sont accrochés des portraits des Bourbons, des tapisseries hideuses réalisées par les dames de la maison de France, une collection de jouets de « l’enfant du miracle », jouets militaires uniquement et de très belle fabrication. « Tout cela fonctionne », m’a dit le guide à propos de ces armes miniatures, et je me suis demandé, dans l’hypothèse où il lui prendrait la fantaisie de faire partir son petit canon, quel mal risquait de faire le comte de Chambord.
Vu d’en bas, le château donnerait l’impression d’être écrasé par la profusion de ses protubérances supérieures, si l’énorme circonférence de ses tours rondes ne lui conférait une solide assise latérale. Mais, bien qu’elles aient une certaine beauté, je n’ai pu m’empêcher de les trouver un peu sottes : elles sont l’exagération d’une exagération. Dans un bâtiment construit quand il n’y avait plus de préoccupations défensives et dont les dentelles et les coupoles proclament par centaines le caractère pacifique, elles semblent manifester une pauvreté d’invention. Je prends le risque de me faire accuser de mauvais goût en disant que, tout impressionnant qu’il fût, le château de Chambord m’a paru l’un dans l’autre avoir ce côté un peu sot. L’ennui est qu’il ne représente rien de bien précis : malgré des vicissitudes diverses, il n’a pas eu une histoire très intéressante. Quand on compare son passé avec celui de Blois ou d’Amboise, il est plutôt vide et l’on ressent dans une certaine mesure le contraste entre son apparence pompeuse et ses annales séduisantes mais passablement ternes. De fait, il a la chance d’avoir été construit par François Ier dont le nom seul est chargé de beaucoup d’histoire. Pourquoi avoir construit un palais sur cette plaine sablonneuse ? C’est une question qui restera éternellement sans réponse, car les rois n’ont pas de raisons à donner. Outre le fait que la contrée était giboyeuse et que François Ier était un passionné de chasse, M. de la Saussaye, auteur d’une petite histoire de Chambord très complète que vous pouvez vous procurer chez le libraire de Blois, suggère que ce choix fut dicté au roi par le hasard qui voulut qu’une femme charmante eût autrefois habité cet endroit. La comtesse de Thoury possédait un manoir dans le voisinage, et cette comtesse avait été l’objet d’une passion de jeunesse de la part du plus sensible des princes, avant son accession au trône. Cette grande bâtisse fut donc érigée, selon M. de la Saussaye, en « souvenir de premiers amours » ! Massif souvenir, en vérité ! et si ces tendres moments doivent être mesurés à l’aune du bâtiment qui les commémore, ils furent certainement très tendres. On a beaucoup discuté de savoir quel architecte François Ier avait fait travailler, et l’honneur d’avoir conçu cette splendide résidence a été attribué tour à tour à plusieurs des artistes qui vinrent, au début du XVIe siècle, chercher protection en France. Mais il semble bien établi aujourd’hui que Chambord n’est pas l’œuvre de Primaccio, de Vignola ou d’Il Rosso, qui ont tous laissé des traces de leur séjour en France, mais d’un génie obscur et pourtant très complet, Pierre Nepveu, connu sous le nom de Pierre Trinqueau, désigné dans les documents qui conservent une vague histoire des origines de l’édifice comme « maistre de l’œuvre de maçonnerie ». Il semble bien que, sous ce titre modeste, nous devions saluer l’un des talents les plus originaux de la Renaissance française ; et l’on reconnaît la vigueur de la vie artistique de cette période dans le fait que, la production de haute qualité étant abondante partout, un artiste de si grande valeur n’ait pas été traité par ses contemporains comme une célébrité. Nous faisons les choses très différemment aujourd’hui.
Les successeurs immédiats de François Ier continuèrent de se rendre à Chambord, mais Henri IV s’en désintéressa et le château ne redevint jamais par la suite la résidence de prédilection d’un roi de France. Louis XIV s’y montra à plusieurs occasions, avec tout l’éclat qui le caractérisait, mais Chambord ne pouvait pas retenir longtemps un monarque qui avait fait les frais d’un Versailles, à quinze kilomètres de Paris. Avec Versailles, Fontainebleau, Saint-Germain et Saint-Cloud à proximité de leur capitale, les souverains français qui suivirent avaient peu de raisons d’aller prendre l’air dans la plus sinistre province de leur royaume. Chambord souffrit donc de l’indifférence des rois même si, au siècle dernier, on trouva une utilisation pour ses halls désertés. En 1725, il fut occupé par Stanislas Leszczynski, roi élu de Pologne qui passa la plus grande partie de sa vie en exil et qui, réfugié en France à cette époque, avait trouvé une compensation à certains de ses malheurs dans le mariage de sa fille avec Louis XV. Il vécut huit ans à Chambord et en combla les douves. En 1748, le château trouva un illustre locataire en la personne de Maurice de Saxe, le vainqueur de Fontenoy qui, deux ans après en avoir pris possession, y acheva toutefois une existence qui aurait été plus longue s’il s’était moins évertué à la rendre agréable. La Révolution, bien entendu, n’a pas été tendre avec Chambord. Elle a fait tout ce qu’elle a pu pour en extirper toute trace de son origine royale et elle a balayé en tornade des appartements dont deux siècles de décoration et d’ameublement avaient fait des trésors. Dans le déchaînement de cette tempête, toutes ces choses précieuses furent détruites ou dispersées à jamais. En 1791, une étrange proposition fut présentée au gouvernement français par une firme quaker qui avait conçu l’idée folle de s’installer dans le palais pour y fabriquer un produit dont l’histoire n’a pas retenu le nom.
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