Les tours, les tourelles, les coupoles, les pignons, les lanternes et les cheminées évoquent plus les flèches d’une ville que les points hauts d’un bâtiment unique. Vous quittez l’allée pour déboucher au pied d’une masse énorme et fantastique. Chambord offre un étrange mélange de société et de solitude. Un petit village se blottit sous le regard de ses majestueuses fenêtres et, à proximité, deux auberges accueillent les pèlerins. Ce sont là des conséquences de la proscription politique dont le voile épais recouvre ces lieux. Chambord est véritablement royal : royal par son échelle imposante, par son grand air, par son indifférence aux considérations communes. Si un chat peut regarder un roi, un palais peut bien regarder une taverne. La visite de cette extraordinaire construction m’a procuré autant de plaisir que si j’avais été légitimiste. Il y a en effet quelque chose d’intéressant dans tous les monuments d’un grand système, dans toute manifestation audacieuse d’une tradition.

Vous laissez votre véhicule à l’une des auberges, très correctes et très propres, où tout le monde est fort civil comme si, à cet égard, l’influence de l’Ancien Régime avait marqué tout le voisinage, et vous foulez l’herbe et le gravier jusqu’à une petite porte, porte infiniment subalterne, qui ne confère aucun titre à ceux qui la franchissent. Vous y tirez une sonnette à laquelle vient répondre une personne hautement respectable, dont l’on perçoit, ici aussi, les liens qu’elle entretient avec l’Ancien Régime, et qui vous précède dans un vestibule et vous fait pénétrer dans une cour intérieure. La plus forte impression que j’aie éprouvée à Chambord est celle qui m’a envahi dans cette cour. La femme qui m’avait ouvert ne m’y suivit pas : je dus trouver un guide ailleurs. La spécialité de Chambord, ce sont ses prodigieuses tours rondes. Je crois bien qu’il n’y en a pas moins de huit, placées aux angles des deux bâtiments, intérieur et extérieur, car le château consiste en deux constructions dont la plus petite est emboîtée dans la plus grande. L’une de ces tours se dressait devant moi dans la cour, jetant semblait-il son ombre sur la totalité du lieu, tandis qu’au sommet je voyais les pinacles, les pignons et les énormes cheminées s’élancer dans l’air bleu et brillant. L’endroit était vide et silencieux ; l’ombre des gargouilles et d’extraordinaires surplombs rayaient les surfaces gris clair. On éprouvait le sentiment d’être en présence de quelque chose de monstrueux. Un cicérone fit son apparition, jeune homme mou vêtu d’une livrée défraîchie qui me pilota avec un mélange d’énervement et de nonchalance, de condescendance et d’humilité. Je ne prétends pas comprendre le plan de Chambord, et j’ajouterai que je n’en ai même pas envie, car il est bien plus amusant de l’imaginer, ce qui est très facile, comme un labyrinthe sans raison ni issue. L’intérieur est une forêt de pièces vides, une caserne royale et romantique. Le prince exilé auquel il confère son titre n’a pas les moyens d’entretenir quatre cents pièces : il se contente d’en préserver l’immense enveloppe. L’entretien de cette immense toiture doit, à lui seul, absorber une grande partie de ses revenus. La grande attraction de l’intérieur est le célèbre escalier à double révolution, dont les deux volées de marches montent jusqu’en haut du bâtiment de telle façon qu’on peut l’emprunter dans les deux sens sans se rencontrer. Cet escalier est un exemple d’humour véritablement majestueux ; il donne, pour ainsi dire, le ton de Chambord. Il s’ouvre à chaque palier sur une vaste salle de gardes en croix dont les quatre branches rayonnent à partir de sa double hélice. Mon guide m’a fait monter jusqu’à la grande lanterne ajourée qui, surmontant le toit au sommet de l’escalier rond, qu’un escalier plus petit prolonge ici, forme le pinacle de la couronne hérissée de Chambord. Cette lanterne se termine par une énorme fleur de lys en pierre, la seule, me semble-t-il, que la Révolution n’ait pas réussi à abattre. De ses fenêtres étroites, vous dominez l’étendue plate de la campagne et le fouillis mélancolique du parc avec les rayons de ses allées droites. Vous parcourez ensuite le toit et son système complexe de galeries, de terrasses et de balcons, au milieu d’une forêt de cheminées et de pignons. Ce toit, qui est à lui tout seul une sorte de château suspendu, a quelque chose d’insensé, de fabuleux, et son ornementation surabondante, dont la salamandre de François Ier est un motif omniprésent, ses pavages solitaires, ses niches ensoleillées, le balcon qui domine l’entrée principale fermée et envahie par les herbes lui donnent un charme étrange, fait pour moitié de tristesse et pour moitié d’éclat.