Elles sont redoutables. En France, il faut compter avec les femmes. » Le romancier voit toujours les femmes comme des personnes avant de songer qu’elles sont femmes. Leur portrait perce toujours leur caractère et leur personnalité, comme cette petite vieille qui le fait entrer dans la maison de Jacques Cœur, à Bourges. « Une charmante vieille dame : elle avait le visage le plus doux, le plus tendre, le plus triste qui fût, un visage âgé aux jolis yeux noirs, et les manières les plus affables. » Quant aux hommes, il en fait d’excellents croquis au crayon ou au charbon. L’homme qui veille sur le mur de Carcassonne, « avec sa taille minuscule et son esprit anguleux, son visage rougeaud, ses yeux protubérants et expressifs, sa voix haut perchée et péremptoire, son extrême volubilité, sa lucidité, la précision de sa diction, me fit penser aux propriétaires terriens qui sont les acteurs des révolutions de sa patrie… Il était parfaitement à son affaire, connaissait les lieux de fond en comble et ne cessait de rappeler à son auditoire les excavations et les restaurations auxquelles il s’était personnellement livré… Il me rappela, comme tant de choses le rappellent, le caractère démocratique de la vie française ».

Ce caractère particulier se rappela au bon souvenir de James – ce fut presque un reproche –, une fois son livre paru. Il avait fait référence à un hôtel par son ancien nom, Le Grand Monarque, et le propriétaire lui écrivit promptement que le nom avait été changé, après la Révolution, en Bon Laboureur. Henry James corrigea les dernières éditions, donnant ainsi satisfaction à cet aubergiste scrupuleux. (Comme nous reprenons ici la première édition, le nom de l’hôtel renoue avec la France monarchique.)

On a trop souvent affirmé à tort que Henry James se désintéressait des plaisirs de la table. Dans ses romans (à l’encontre de Dickens et de tant d’autres), il parle assez peu de nourriture et plutôt à la façon d’un gourmet. On se souviendra de l’omelette aux tomates et de la bouteille de chablis à la couleur de paille dans Les Ambassadeurs. Dans le « petit tour », nous entr’apercevons parfois ses goûts en matière de boisson. J’ai déjà mentionné la bouteille de vouvray. Il évoque aussi un café au Mans où il s’est assis pour prendre un bitter et curaçao, dont le nom évoque quelque chose d’amer qui se laisserait volontiers boire. Quand il arrive à Bordeaux, il ne peut résister à l’envie de faire des comparaisons. C’est une « belle et grosse ville de marchands, riche et imposante ». Il observe les grands alignements de vieilles maisons du XVIIIe, très impressionné par les vastes quais à l’allure architecturale. Fervent d’urbanisme, James remarque que l’aspect de ce port fluvial « fait rougir le touriste anglo-saxon pour les sordides façades maritimes de Liverpool et de New York qui, ports plus actifs, auraient plus de raisons d’avoir plus de majesté ».

Bordeaux n’était pas corrompue par l’industrie. Elle produisait avant tout les biens qui agrémentent la vie. James se fait une fête de goûter le vin clairet mais a la malchance de trouver qu’il s’agit « d’un liquide fort commun ». Il se plonge toutefois dans une méditation sur le vin en général, surtout depuis qu’il a promené son regard sur les précieux vignobles qui entourent la ville – « sources de richesse pour leurs propriétaires et de plaisir pour les buveurs lointains ». Peut-être les « pyramides de bouteilles, les montagnes de bouteilles » lui donnent-elles une impression de surabondance. Il affirme que « le bon vin n’est pas un plaisir optique ». En un mot, contempler des bouteilles n’est pas satisfaisant. Le bon vin, assure-t-il, est une « émotion intérieure » – ce n’est pas goûter le vin qui compte, c’est le ressentir. James laisse entendre où le mènent ces sensations. « Il y a quelque chose de raisonnable et d’achevé, à la française, dans un verre de pontet-canet. »

Le charme de ce petit tour réside souvent dans ses touches picturales. Des années plus tard, relisant l’ouvrage pour une nouvelle édition illustrée, James le définit comme offrant au voyageur des « notes » gouvernées « par l’esprit pictural… ce sont des impressions, immédiates, simples et volontairement limitées ». Dans sa préface rétrospective de 1900, il nous rappelle qu’il a mis l’accent sur « la perception en surface » plutôt que sur « la perception des éléments complexes sous-jacents ». Il avait l’impression de n’avoir pas suffisamment sondé la nature du « génie » français ni les « révélations » les plus profondes « de la France ». Il ne lui serait pas venu à l’esprit, voyageant en 1882 et écrivant ces lignes en 1883, que, plus tard, les révélations les plus profondes pour ses lecteurs seraient d’un autre ordre : car ce que nous lisons et voyons, dans notre vision interne, c’est Henry James, dans son infinie curiosité, regardant, cherchant, offrant une leçon d’observation attentive.