Comme dans chaque village de l’Inde, cette « maison du voyageur » se compose d’un simple rez-de-chaussée, trois ou quatre pièces bien blanchies à la chaux, bien nettes et presque vides, avec des canapés en rotin pour y dormir. Et, à cause de l’ardent soleil, le toit déborde largement tout autour, soutenu par de grosses colonnes trapues.

Le bain ; le déjeuner, sous les éventails agités par des serviteurs nonchalants. Et puis la mélancolie du demi-soleil méridien, dans le grand silence clair, avec la visite des corbeaux, sautillant sur le parquet de ma chambre.

À deux heures, une dépêche du Dewan (ministre du maharajah), pour m’annoncer qu’une voiture attelée de chevaux doit se tenir à mes ordres, en un village de la route appelé Neyzelavaray, à partir de onze heures du soir. Et je décide de partir à l’instant, afin d’arriver cette nuit même, au lieu d’attendre la chute du soleil comme c’est ici l’usage, et de dormir en charrette jusqu’au matin.

Sous un étincellement de lumière blanche, le départ, et le salut à deux mains de l’hôtelier, et le muet quémandage des serviteurs de bronze, alignés devant ma charrette, y compris l’obligatoire pauvre vieille femme presque nue qui, dans toutes les auberges de l’Inde, a mission de déverser l’eau des bains. Distribution à tout ce monde des petites pièces en argent du Travancore, maniées aujourd’hui pour la première fois, toutes petites pièces épaisses qui semblent de gentilles graines brillantes – et nos zébus prennent le trot, dans l’accablante chaleur.

Une région de plus en plus feuillue, égalant bientôt les magnificences de Ceylan. La jungle est pleine d’arbustes fleuris. Les hauts palmiers-fuseaux, qui étaient hier si jaunes et desséchés, ont ici de luxuriants bouquets d’éventails ; les cocotiers reparaissent en masse, avec leurs grandes plumes vertes, et les banians de la route éploient leurs chevelures jusqu’à terre, font dôme partout au-dessus de nos têtes. Le pays semble n’être plus qu’une immense solitude d’arbres, un inextricable fouillis vert. Et cependant nous croisons maintenant, le long de notre chemin ombreux, beaucoup de monde, des gens en charrette à zébus comme les nôtres, des pâtres menant des troupeaux, et surtout des cortèges de femmes, d’innombrables files de femmes portant des charges sur la tête dans des corbeilles de sparterie.

Çà et là, un petit temple en granit, d’une antiquité imprécise, voûté de pierres plates, rappelant en miniature les monuments de l’ancienne Égypte. Ou bien, sous quelque banian plus énorme, qui est devenu sacré à force d’être vieux, une tombe de saint fakir, enguirlandée de fleurs fraîches, une statue de Ganesa, le dieu à tête d’éléphant, qu’une main pieuse a ornée d’un collier d’œillets d’Inde enfilés avec des roses.

C’est cependant une surprise, une déception pour les yeux, que ces femmes rencontrées en si grand nombre ne soient pas plus jolies, quand la plupart des hommes sont beaux : la couleur bronze leur sied moins bien qu’aux visages mâles, l’épaisseur des lèvres, qui se dissimulait sous les moustaches viriles, paraît chez elles excessive, et, à part quelques très jeunes, aux contours purs comme ceux des tanagras, presque toutes ont la poitrine hâtivement déformée, d’ailleurs sans aucune draperie pour en masquer le déclin. Elles portent une boucle d’or passée dans chaque narine et le lobe de leurs oreilles, allongé démesurément par le poids des anneaux, chez les vieilles traîne jusque sur l’épaule. Il est vrai, ce sont des femmes de parias ; celles des hautes castes ne courent point les routes en charriant des fardeaux, et nous ne les avons pas vues encore.

De distance en distance, on a charitablement construit des reposoirs pour toutes ces porteuses des chemins ; de solides tables en granit, à hauteur humaine, permettant de se débarrasser un moment de la charge, et de la replacer ensuite sur la tête, sans avoir la fatigue de se courber jusqu’à terre.

D’ailleurs, partout quelle tranquillité charmante ! Quel calme édénique, dans ces rares villages, nichés sous la verdure !

À l’ombre d’un banian, près d’une vieille idole de Siva, aperçu un personnage en robe violette, à la longue barbe blanche, au profil iranien, paisiblement assis à lire : un évêque ! un évêque syriaque ! À première vue, quelle étrange rencontre, en ce pays des Mystères de Brahma !

Cependant, à la réflexion, rien de plus naturel. Le Maharajah du Travancore, je le savais, compte dans son peuple environ cinq cent mille sujets chrétiens. Des chrétiens dont les ancêtres avaient ici des églises aux époques où l’Europe était encore païenne : ils se prétendent disciples de saint Thomas, qui serait venu aux Indes vers le milieu du Ier siècle ; plus vraisemblablement, ils sont des nestoriens, arrivés jadis de la Syrie, qui continue de leur envoyer des prêtres ; au moins sont-ils de souche antique et très vénérable, cela ne fait pas discussion. On trouve en outre, dans le nord du Royaume, des juifs émigrés après la seconde destruction du temple de Jérusalem. Et personne ne les a inquiétés jamais, pas plus que les chrétiens, car la tolérance religieuse a été ici de tous les temps, et il n’y a point d’exemple que le sang humain ait coulé sur cette « Terre de Charité ».

Ils trottent toujours, nos zébus. Sur le soir, le soleil se voile ; l’air s’emplit, comme à Ceylan, d’humidité équatoriale. Les cocotiers, amis des pluies chaudes, dominent de plus en plus, à l’exclusion des autres arbres ; nous sommes entrés maintenant sous cette voûte infinie de palmes, de grandes plumes magnifiques, qui maintient éternellement dans la nuit verte toute la rive occidentale de l’Inde, toute la côte du Malabar, sur une longueur de plusieurs centaines de lieues. Et, comme nous passons au pied des contreforts de la chaîne des Ghâts, notre ciel s’encombre de cimes rocheuses, de forêts suspendues, de lourdes nuées d’orage.

Après quatre heures de secousses, rythmées au trot de nos zébus, quand devient intolérable la lassitude d’être étendu, je me glisse hors du sarcophage, par la petite lucarne de l’avant, pour aller m’asseoir un moment sur le timon, à côté de mon cocher en posture de singe. La lumière du jour a déjà beaucoup baissé ; sous ces nuages et sous ces palmes, c’est le commencement du crépuscule.